Caracas se vide de ses êtres humains, mais se remplit de chiens errants et faméliques. Dans De l’amour des chiens, au cœur d’un monde désorienté où l’amour dans toutes ses acceptions vacille, Rodrigo Blanco Calderón mêle récits, légendes et symboles canins. Plus qu’une chronique d’un Venezuela moribond, ce grand roman est une cartographie mentale, à la fois effrayante et pleine d’espoir, des ressorts de notre condition humaine.
Photo : Ed. Gallimard
Rodrigo Blanco Calderón est né en 1981, à Caracas, au Venezuela. Il a d’abord étudié la littérature à l’université centrale du Venezuela, avant de poursuivre ses recherches littéraires à l’université Paris XIII, en France. Il vit actuellement à Malaga, en Espagne. Intégré dans la liste « Bogotá39 » des écrivains les plus prometteurs d’Amérique latine en 2007, Rodrigo Blanco Calderón est nouvelliste et romancier. Son premier roman, The Night, publié en 2016, a remporté le prix Rive Gauche à Paris en 2016 et le prix international du roman Mario Vargas Llosa à Lima en 2018. Sa nouvelle « Les fous de Paris » a été incluse dans le volume Best Short Stories 2023 aux États-Unis. De l’amour des chiens, d’abord publié en Espagne en 2021 sous le titre Simpatía, est son deuxième roman.
De l’amour des chiens
En ce début de XXIe siècle, le Venezuela subit toujours les affres d’une profonde crise politique et sociale. Caracas, sa capitale, grouille de chiens abandonnés par des propriétaires qui ont fui le régime bolivarien. Dans ce contexte presque apocalyptique, Ulises Kan, ancien orphelin et cinéphile invétéré, dirige un modeste atelier de cinéma dans un centre culturel. Paulina, sa femme, a pris la décision de le quitter et veut émigrer. De son côté, le général à la retraite Martín Ayala, père de Paulina et beau-père d’Ulises, vit ses derniers jours entouré de ses trois chiens, dans sa maison avec jardin du quartier El Paraíso, à l’ombre du mont Ávila. Paradoxalement, l’ancien militaire a établi de meilleures relations avec son gendre Ulises qu’avec ses propres enfants Paulina et Paul, avec lesquels il ne parle plus depuis la mort de son épouse Altagracia. Deux événements viennent alors bouleverser la trame du roman et la vie d’Ulises : le retour d’un amour passé, Nadine, dont il aura les plus grandes peines à saisir la personnalité et à découvrir la véritable identité ; la mort du général Martín Ayala, qui laisse derrière lui un testament polémique. Ulises apprend alors que son beau-père l’a chargé d’une mission : transformer sa grande maison, Les Argonautes, pour qu’elle devienne le siège de la fondation Simpatía, c’est-à-dire un foyer pour sauver les chiens errants. En cas de réussite dans les délais, Ulises héritera de l’appartement qu’il partageait depuis quelques années avec Paulina. L’opposition des enfants de l’ancien militaire est brutale et les actions légales qu’ils entreprennent tentent vainement de démontrer la sénilité de leur père et l’invalidité du testament. C’est le récit des luttes pour cet héritage conflictuel qui révélera, petit à petit, les motivations de chacun et les secrets familiaux ponctués par des morts mystérieuses.
Dans De l’amour des chiens, Rodrigo Blanco Calderón décrit ironiquement et de manière inouïe la situation tragique d’un Venezuela au bord du chaos. Toutefois, même si le contexte historico-social vénézuélien transparaît dans le roman, le politique reste en second plan. Rodrigo Blanco Calderón préfère convoquer les thèmes de l’abandon et des chiens de la rue, dans une narration qui évoque pourtant tout autant les errances de ses protagonistes humains. Vagabond en quête d’affection, de fidélité et de loyauté, à l’image des chiens pour lesquels la fondation lutte, Ulises incarne l’agonie de l’être humain au milieu de la déchéance « humaniste » du Venezuela d’aujourd’hui. En réveillant les dessous d’une histoire familiale secrète et conflictuelle, le roman l’entraîne dans une dangereuse odyssée, où tout n’est finalement que paraître, intérêts, mensonges et corruption. Dans ce contexte, toutes les relations se dissolvent. Le traitement violent voire cruel, presque cynique, de l’idée de « famille » se fonde sur l’épineux problème de l’héritage de l’ancien militaire Martín Ayala. Les personnages du roman sont très souvent orphelins et adoptés, l’amour est stérile et les héritages sont des sources de conflits inextricables et de rancœurs irrévocables. La déshérence règne et la sympathie, exclusivement et plus que les liens du sang, puisqu’elle peut surmonter les bassesses et les tentations de notre condition humaine, paraît juste pour refonder une possible société. Le chien devient en quelque sorte « symbole d’impiétés » et seule la miséricorde d’aucuns semble susceptible d’assumer une « éthique canine », dont l’unique obligation métaphysique serait celle d’aimer sincèrement. Voilà la quête véritable d’Ulises : dans cette société, il a pour mission de recouvrer les dernières traces de l’amour ou de la « sympathie », telle qu’une note en début d’ouvrage la définit.
De l’amour des chiens est susceptible d’être lu de multiples façons, c’est là sa richesse et le grand atout de sa complexité structurelle. C’est pourquoi l’intrigue se construit aussi à partir de l’énigme entourant la disparition de l’un des descendants du chien le plus célèbre de l’histoire vénézuélienne, le fidèle compagnon de Bolívar : Nevadito. Par ce biais, le roman sublime la tragédie et les fatalités des destins individuels dans un rapport subtil de l’homme ou de l’animal avec l’histoire. L’odyssée d’Ulises est aussi symbolique et, dans le territoire d’un seul livre, Rodrigo Blanco Calderón propose et invoque une série d’images qui confère à son récit une atmosphère légendaire, parfois mythique, pour offrir au lecteur un horizon ample de références possibles. De l’amour des chiens finit par créer sa propre mythologie où le héros, Ulises, élu mais critique, au terme de son parcours, réécrit sa destinée en fondant une petite Arcadie au milieu de l’enfer vénézuélien, une réplique de l’Arche au milieu du déluge historique national. Ce n’est qu’ensuite qu’il pourra entamer un ultime défi : refaire sa vie ailleurs.
Par-delà les lieux communs d’une critique frontale de la situation politique et sociale de son pays, Rodrigo Blanco Calderón, dans une narration haletante, arrache le Venezuela de sa réalité tragique et des ruines chaotiques de son présent. Entre sauvagerie, animalité et humanité, l’être humain pourra peut-être y retrouver ses aspirations les plus nobles. Dans tous les cas, De l’amour des chiens fait briller d’un éclat neuf la modernité littéraire latino-américaine. Publié en France le 29 février 2024, De l’amour des chiens de Rodrigo Blanco Calderón est disponible en librairie aux éditions Gallimard.
Cédric JUGÉ
De l’amour des chiens de Rodrigo Blanco Calderón, traduit de l’espagnol (Venezuela) par Robert Amutio, Éditions Gallimard, 272 p., 2024. / En espagnol : Rodrigo Blanco Calderón, Simpatía, Madrid, Alfaguara, 2021.