Au Brésil, les violences machistes et agro-capitalistes vont de pair. Face à l’alliance des 3B (bœuf, balle et Bible) qui ne cesse d’étendre son pouvoir, de nourrir la violence et de détruire les terres, des centaines de milliers de femmes s’organisent. En août 2023, elles ont participé à l’une des mobilisations les plus conséquentes de paysannes d’Amérique latine : la Marche des Margaridas.
Photo : Joa
La plus importante mobilisation de femmes du Brésil et de l’Amérique latine, la Marche des Margaridas, s’est tenue les 15 et 16 août derniers à Brasília. Une mobilisation de femmes rurales. Cette marche a lieu tous les quatre ans depuis les années 2000. Les Margaridas réinventent les façons de faire la politique, d’œuvrer au quotidien, dans les territoires ruraux comme dans les espaces politiques. L’agro-écologie et le soin porté à l’environnement et aux personnes, sont au cœur du « féminisme du bien-vivre » qu’elles revendiquent et construisent. Résister et ré-exister. Leur action va de la résistance face à l’agro-capitalisme et aux violences, à la négociation et à la co-construction de politiques publiques, telles que la promotion de la réforme agraire, l’accès au crédit et à la terre pour les femmes. Grâce à elles, le Brésil a été le premier pays à instituer une politique publique pour l’agroécologie, en 2011. Surtout, elles œuvrent depuis les territoires, en déployant et politisant le “care” au quotidien. Soit un exemple d’ « utopie réelle » féministe écologiste.
Des droits des travailleuses au féminisme du bien-vivre
La Marche des Margaridas porte son nom en femmage à Margarida Maria Alves, première femme présidente de syndicat au Brésil. Margarida Alves a été expulsée de ses terres par des propriétaires fonciers et a lutté pour les droits du travail pendant la dictature militaire en prenant la tête d’un syndicat des travailleurs. Elle a été assassinée le 12 août 1983 par des hommes armés engagés par de grands propriétaires terriens.
La Marche est née en 2000 pour défendre les droits des travailleuses rurales et combattre le sexisme. Les premiers chants militants encourageaient les femmes à « sortir de leur cuisine », à « venir prendre leur place » en politique. La lutte initiale pour la reconnaissance comme travailleuses rurales, pour l’accès aux droits et aux politiques publiques, a ensuite évolué vers la construction d’un projet de société intégrant le féminisme, l’agroécologie, la souveraineté alimentaire. Aujourd’hui, les Margaridas sont « unies pour construire un féminisme du bien-vivre ». Les Margaridas développent ainsi un féminisme pensant, politisant et pratiquant le “care”, et non seulement le « buen vivir » dévolu à l’Amérique Latine. L’agroécologie, comme pratique et projet politique, en est l’un des piliers. Ses pratiques touchent alors autant à la gestion environnementale qu’aux domaines sociaux, économiques et géographiques.
Le bien-vivre mise sur la construction d’une société du care. L’objectif est la durabilité de la vie. C’est par ce mouvement de la marge au centre, ce renversement de paradigme, que se construit une société féministe du bien-vivre. Les Margaridas rappellent alors qu’ « il n’y a pas d’agroécologie sans féminisme ». Qu’entendent-elles par là ? Si l’agroécologie est défendue comme une transformation écologique et sociale, elle doit combattre l’inégale distribution des ressources, l’inégale division sexuelle du travail, la non reconnaissance de la contribution des femmes aux savoirs environnementaux. Elle doit inclure la lutte contre les violences faites aux femmes et la promotion de l’autonomie et de la participation politique des femmes. Les Margaridas deviennent alors les propres actrices de leur agroécologie.
La Marche : deux journées entre mobilisation, ateliers et colloque participatif
« Regarde comme Brasília est fleurie / Ce sont les Margaridas qui arrivent / Regarde comme Brasília est fleurie / C’est la volonté des Margaridas / Nous venons de tous les horizons / Nous avons tous les types de cheveux. / Grandes, petites, résistantes. / Nous sommes les Margaridas / C’est avec notre sueur que nous nourrissons ce pays. / Nous sommes là pour vous rappeler que ce pays doit changer ! » Chant traditionnel de la Marche
Près de 120 000 participantes ont foulé les rues de Brasília les 15 et 16 août derniers. Des « femmes des champs, des forêts et des eaux », comme elles se présentent. La Marche est organisée par la CONTAG, la Confédération nationale des travailleurs ruraux agriculteurs et agricultrices familiales, en partenariat avec une vingtaine d’organisations et de mouvements sociaux regroupés au sein d’une « plateforme politique ». Pendant deux jours, ces milliers de femmes – et quelques hommes – venues en bus de tout le Brésil et d’ailleurs, se réunissent dans le parc de la ville de Brasília. Durant la première journée, un foisonnement d’ateliers, de conférences plénières, de groupes de paroles, d’activités plurielles rythment le temps.
Des militantes ont organisé un tribunal des femmes, un marché des paysannes, des tentes de soins traditionnels, un espace d’échange de semences paysannes. Bien entendu, un espace ludique pour les enfants est prévu. De nombreuses activités se succèdent à l’issue de ces deux jours en démonstration de la force et du dynamisme de ces femmes brésiliennes plus qu’engagées. Ces dernières se rassemblent à la fin des festivités pour le départ de la « marche » à proprement parler.
Sur les coups de six heures, les banderoles sont sorties, les groupes se structurent suivant leur État d’appartenance ou leur organisation de militance. Les Margaridas trépignent d’impatience. Six kilomètres sous un soleil de plomb, à respirer l’air aride d’une capitale construite sur un désert. Chapeaux de paille et casquettes sont de rigueur. Des camions attendent les marcheuses à différents points du parcours pour leur tendre des bouteilles d’eau. Anielle Franco, ministre de l’égalité raciale et sœur de Marielle Franco (féministe, militante et sociologue, élue membre du Conseil municipal de Rio de Janeiro comme représentante du Parti Socialisme et Liberté – PSOL – et assassinée le 14 mars 2018), ainsi que Cida Gonçalves, « ministre de la femme », marchent aux cotés des paysannes.
Aux alentours de 10h, les Margaridas arrivent à l’esplanade des ministères, cœur du pouvoir fédéral et de la ville de Brasília. C’est ici que se tiennent les allocutions des membres du gouvernement, répondant aux demandes de la Marche, ainsi que le discours de Lula. Première dans l’histoire de la Marche, Lula signe des propositions de lois pendant la cérémonie de clôture, sous les applaudissements et cris de soutien des participantes. En début d’après-midi, après s’être ravitaillées, les Margaridas remonteront dans leur bus et reprendront la route. Certaines, comme les militantes du Nordeste, la délégation la plus importante de la Marche, voyageront pendant deux jours avant de retrouver leur foyer.
Résister à l’agrocapitalisme : « Le machisme est le pesticide de la vie des femmes »
Depuis ses débuts, la Marche s’oppose au modèle agro-capitaliste. L’agro-industrie n’est pas seulement un mode intensif de culture des terres, c’est aussi un système – l’agro capitalisme – articulant les grandes propriétés foncières, les industries chimiques, la métallurgie, la biotechnologie, le capital financier et le marché. Ce système s’appuie sur l’appareil politico-institutionnel et sur les milieux scientifique et technologique. Ainsi, au Brésil, l’alliance des « 3B » (Boi, Bala, Biblia) incarne sa logique : au Congrès national siègent trois lobbies, le lobby « ruraliste » (« Boi », soit le bœuf), des lobbies pro-armement (« Bala », balle) et de puissantes églises évangélistes (« Bíblia », bible).
Le marché des pesticides est à la fois un outil et le symbole de ce système. En 2020, sous le mandat de Jair Bolsonaro, 493 nouveaux pesticides ont été mis sur le marché : le Brésil détient la triste place de premier consommateur mondial de produits « phytosanitaires ». Or la lutte contre les pesticides est au cœur des dénonciations des Margaridas : « Le machisme est le pesticide de la vie des femmes » scandent ces militantes, tissant les liens entre ordre patriarcal et agro-capitalisme. Plus qu’un parallèle, la violence machiste et la violence agro-capitaliste vont de pair.
Le système agro-capitaliste s’appuie sur la violence domestique comme outil de contrôle. Lorsque les femmes sortent de l’espace du potager, lorsqu’elles dépassent l’assignation à la reproduction sociale, lorsqu’elles échappent au contrôle marital, des stratégies de terreur sont déployées à leur encontre. Prenons l’exemple des maris qui brûlent le champ de leur épouse. Les paysannes pratiquant l’agroécologie en lien avec la société civile dénoncent régulièrement ce type de violences.
Ces actes représentent à la fois un acte écocidaire (détruire une terre cultivée agroécologiquement, régénérée, sans pesticide), une violence faite aux femmes (économique, matérielle et symbolique), mais aussi une violence politique, dans la mesure où les femmes cultivent de manière agroécologique dans une démarche politique. Cette violence, inscrite dans un continuum de violences de genre, est consubstantielle à l’agro-capitalisme. Elle s’attache à détruire les alternatives. S’il le faut, en allant jusqu’au féminicide : cela a été le cas de Margarida Alves. L’objectif étant de terroriser les femmes pour les empêcher de s’organiser.
« Margarida, Margarida, sa vie courageuse / nous a appris à vivre. / Mais Margarida n’a pas changé ses façons de faire, / elle n’a pas fait taire son courage, / elle n’a pas abandonné sa banderole. Elle a signé son nom avec son sang vivant, / elle a préféré mourir en luttant / plutôt que de mourir de faim » Chant des Margaridas
La Marche affirme la continuité de la résistance de Margarida Alves : « Nous sommes toutes des Margaridas ». Les Margaridas (marguerites en français) sont donc à la fois l’incarnation de la résistance de femmes rurales comme Margarida Alves, et le symbole de la résistance des marguerites, ces fleurs qui poussent et repoussent spontanément dans les champs, qui annoncent le printemps et la fin des temps obscurs. Alors qu’il était emprisonné sous le mandat de Jair Bolsonaro en 2019, Lula, répondait à la lettre que lui avaient adressée les Margaridas en soulignant : « Le Brésil est aujourd’hui gouverné par la haine et la folie de ceux qui s’imposent pour les puissants (…) C’est pourquoi je tiens vraiment à saluer le véritable courage de cette marche (…) C’est un moment difficile qui passera (…) ils n’arrêteront pas le printemps, les Margaridas sont arrivées ».
« Reconstruire le Brésil »… avec le Parti des Travailleurs ?
La Marche s’affirme comme un espace de dialogue et de négociation politique avec l’État. Son caractère original réside dans le fait de ne pas se limiter à une mobilisation sociale mais de construire des propositions. Cette mobilisation a aujourd’hui 23 ans. Cette édition revêt un caractère inédit : elle marque la fin d’années sombres après le coup d’état institutionnel et sexiste contre Dilma Rousseff le 31 août 2016, la « présidence » par intérim de Michel Temer puis le mandat de l’ancien militaire et homme d’extrême droite Jair Bolsonaro. Ces dernières années, le Brésil a connu un renforcement de l’offensive néolibérale, une hausse du nombre de projets extractivistes, un démantèlement institutionnel (exemple emblématique, la suppression du ministère du Développement agraire dédié à l’agriculture familiale) et l’explosion des violences. Une nécropolitique.
La Marche fait le pari de « reconstruire le Brésil », en collaboration avec le Parti des Travailleurs. Un travail de base a été réalisé pendant quatre ans afin de rassembler des réflexions, des idées, des analyses depuis les territoires et de les transformer en mesures politiques. Un document comportant revendications et propositions politiques autour de 13 axes thématiques a ainsi été élaboré. Entre le 1er janvier 2023 (prise des fonctions de président de la République de Lula) et les journées de la Marche (15-16 août), 23 membres du gouvernement de 13 ministères ont travaillé avec les membres de la Marche pour concrétiser ces demandes.
Lors de la cérémonie de clôture de la Marche, Lula a ainsi annoncé et signé 8 décrets : plus de 13 millions de reais (pluriel de réal), ce qui équivaut à 2 500 000 euros, dédiés à l’assistance technique agroécologique, un plan d’urgence pour la réforme agraire priorisant les femmes, l’appui à la création de 90 000 potagers productifs (espaces productifs traditionnellement travaillés par les femmes rurales), la création d’une commission spéciale pour coordonner la lutte contre les violences de genre en milieu rural, l’élaboration d’un « plan national de citoyenneté et bien-vivre » pour les femmes rurales, le lancement d’un programme national de prévention du féminicide, la création d’un groupe de travail interministériel chargé d’élaborer le plan national pour la jeunesse et la relève rurale, la reprise de la politique nationale pour les salarié-es du rural afin de renforcer leurs droits sociaux, la reprise du programme « bourse verte » en appui aux familles vivant dans les aires de protection environnementale, une résolution pour l’alternance dans l’éducation de base et l’enseignement supérieur permettant aux étudiant-es vivant en milieu rural de concilier la routine scolaire quotidienne et leur environnement de vie et de travail.
La Marche est depuis sa création un espace de collaboration avec le Parti des Travailleurs. Cependant, pour la première fois cette année, les mesures proposées par les Margaridas sont travaillées avec des membres du gouvernement avant l’évènement. Pour la première fois cette année, des décrets sont signés le jour J. Cette marque forte d’institutionnalisation grandissante de cet espace est sans aucun doute alimentée par le retour de Lula au pouvoir. Jamais autant de membres du gouvernement n’avaient été impliqué-es dans le processus politique de la Marche.
Jamais autant de membres du gouvernement n’avaient été présent-es à l’événement. S’il s’agit d’une démonstration de négociation sociale entre mouvements sociaux et gouvernement, cette collaboration n’est pas sans rappeler les critiques passées portées au Lulisme de cooptation des mouvements sociaux et ainsi d’affaiblissement de la critique sociale. Lula a-t-il su tirer les leçons de ces critiques ? Après la dévastation politique du Bolsonarisme, sommes-nous face à une impatience vitale de reconstruction démocratique ? Quoi qu’il en soit, l’édition 2023 marque une accélération dans la concrétisation de mesures gouvernementales.
L’exemple de la Marche illustre la complexité d’une praxis (action pratique) féministe anticapitaliste. Une combinaison entre objectif général « d’efficacité politique » et pragmatisme. La Marche fait front commun mais est composée de mouvements et organisations aux postures variées. Si les mouvements comme le Mouvement des femmes paysannes, la Marche mondiale des femmes et l’Articulation des femmes brésiliennes s’affirment anticapitalistes, ce n’est pas le cas de la CONTAG. Au sein de la Marche, un travail important de définition politique est réalisé, les organisations élaborent ensemble un positionnement et une praxis. Lula est un syndicaliste qui défend la vision de la consommation pour toutes et tous.
Héloïse Prévost
TERRESTRE