Déjà considéré comme un ouvrage culte, voire mythique par les mélomanes latino-américains, Le livre de la salsa est un texte indispensable pour tous les adeptes des musiques caribéennes. Traduite pour la première fois en français, cette chronique exhaustive et érudite du Vénézuélien César Miguel Rondón nous plonge au cœur de la galaxie salsa, de son émergence à sa diffusion, entre New York, Cuba, Porto Rico et le Venezuela.
Photo : Marquita
César Miguel Rondón est né en 1953 à Mexico. Vénézuéliens, ses parents y étaient alors en exil, fuyant le régime de Marcos Pérez Jiménez. Sa famille revint cependant s’installer au Venezuela quelques années plus tard, ce qui permit à César Miguel Rondón de faire des études de philosophie et de communication à Caracas. D’abord critique de cinéma pour la presse, c’est à partir de 1974 qu’il se fit connaître à la radio vénézuélienne en tant qu’animateur d’une émission de salsa. Désormais considéré comme une grande figure du journalisme écrit, radiodiffusé et télévisuel au Venezuela et en Amérique latine, il est également essayiste, scénariste et producteur. Contraint à l’exil par le régime de Nicolás Maduro, il vit aujourd’hui à Miami. Il poursuit ses activités journalistiques et culturelles depuis la Floride, notamment à travers la chaîne Enconexión et son site web (https://cesarmiguelrondon.com/).
Le livre de la salsa, initialement publié en 1979, est né des amitiés de César Miguel Rondón avec plusieurs acteurs influents de la scène musicale, qu’il connaît dans les années 1970 pendant ses émissions radiophoniques au Venezuela. Le mélomane vénézuélien se rend ensuite à New York en 1978, puis s’y installe et vit dans la métropole nord-américaine jusqu’en 1981. C’est à cette époque que prend réellement forme le projet du Livre de la salsa. Après un vaste travail de documentation, il entreprend ainsi d’écrire une grande chronique de la salsa pour examiner et analyser ce genre musical caribéen populaire, alors boudé par la presse et les musicologues.
Le livre de la salsa
Le livre de la salsa, très loin des clichés et idéalement sous-titré Chronique de la musique de la Caraïbe urbaine, nous guide au centre des extraordinaires fusions musicales de la Caraïbe du XXe siècle. Au milieu de toute la diversité sociale, ethnique et culturelle caribéenne, il retrace, au gré de ses transformations et du parcours de ses grandes figures, l’histoire du genre musical aujourd’hui mondialement désigné sous le terme de « salsa ». L’ouvrage recense minutieusement les grands événements qui ont marqué son émergence et ses évolutions ; il évalue également ses nombreuses rencontres avec les sonorités et les styles musicaux les plus divers, qu’il s’agisse d’expérimentations musicales ou de concerts, de jalons discographiques ou filmographiques, des différentes modes qui ont accompagné sa diffusion. Ce sont bien toutes les salsas dont César Miguel Rondón se propose de rendre compte.
Pour ce faire, dans Le livre de la salsa, le journaliste et essayiste devient historien et impose une véritable chronologie dans le but de définir les grandes étapes de l’histoire de la salsa : la renaissance de la salle Palladium sous l’impulsion de la musique latino-américaine des big bands des années 1950 ; la recherche de nouvelles sonorités et l’émergence de modes transitoires telles que le latin jazz et le boogaloo dans les années 1960 ; l’importance du concert du club Cheetah, le 26 août 1971 à New York, qui est pour Miguel César Rondón l’affirmation et l’expression la plus aboutie et la plus novatrice de la salsa ; la création du label de la Fania All Stars et la sortie du film Nuestra cosa latina en 1973 ; le boom industriel de 1971 à 1976 ; l’éclosion des grands noms et des grandes légendes de la salsa après 1975 ; l’expansion continentale du genre enfin, qui clôt l’ouvrage en 1979. C’est ainsi que le lecteur navigue sur les flots de l’évolution d’une salsa tout autant marquée par les traditions du passé que les innovations sonores et musicales.
Qu’est-ce que la salsa ? Voici la grande question posée par Le livre de la salsa, y répondre étant sa grande ambition. En se présentant comme une chronique, le livre dresse le portrait d’une réalité, qui persiste quelle que soit l’époque, quelle que soit le lieu. On comprend ainsi comment New York s’est transformé en centre culturel de la Caraïbe ; pourquoi Cuba est devenue la source principale de son héritage musical. Ce n’est qu’ensuite que le lecteur peut envisager l’apport des sonorités venues de Caracas, de Porto Rico, de Panama et de la Colombie, qui enrichissent de leurs atours, le son de New York. Musique pleinement populaire, représentative des goûts et des inclinations des masses, la salsa devient sous la plume de César Miguel Rondón, la première forme d’expression qui fut pleinement capable de capter et retranscrire la sensibilité des quartiers marginalisés et déracinées – désignés sous le concept globalisant de « barrio » – d’une Caraïbe urbaine en quête d’identité.
La salsa est une (quint)essence : une musique qui, en parlant d’amour, des circonstances quotidiennes des communautés dont elle est issue, a prouvé que la légèreté peut nourrir des formes de résistance politique et sociale. Si la tendance est souvent de seulement retenir de la salsa ses innovations et ses fusions musicales, César Miguel Rondón nous rappelle cependant un aspect fondamental de ce genre : le métissage musical cherche à éviter l’américanisation du « Latino ». Ses valeurs et sa raison d’être s’enracinent toujours dans la grande communauté latino-américaine : la salsa incarne un monde et répond aux conditions sociales et culturelles de la vie de ces Latino-américains qui ont rempli les grandes villes de la Caraïbe dans les années 1960-1970, qu’ils soient Cubains, Portoricains, Vénézuéliens ou Panaméens. La salsa a besoin de cela pour être « salsa », pour devenir un pont unique qui relie tous les peuples asphyxiés par les cultures états-uniennes.
Elle se développe, évolue et se transforme dans la délicate persistance des traditions musicales, dans leur difficile et nécessaire adaptation et remodelage sur les terres d’une culture étrangère, qui a tendance à corroder ou à détruire les racines originelles. Le livre de la salsa est donc l’interprétation et la revendication d’une manifestation culturelle nécessairement nouvelle et commune, sans cesse enrichie par les particularismes nationaux, d’une tradition impérissable composée d’éléments épars et façonnée par un ensemble de facteurs socio-culturels, d’une salsa désormais comprise comme un fait social ou une rébellion. Au-delà des fantasmes occidentaux, l’appellation du genre musical « salsa » – musique qui peut être festive, solaire, propice à la danse et à la joie – est alors envisagée comme l’expression d’une Caraïbe urbanisée et marginalisée qui refuse de perdre sa latinité.
Le grand intérêt du Livre de la salsa de César Miguel Rondón est qu’il n’envisage pas la salsa dans sa seule dimension industrielle. Il n’hésite d’ailleurs pas à critiquer la vacuité de nombreuses productions du boom, ce qui permet au journaliste vénézuélien de déterminer et de mesurer ses succès, mais aussi ses échecs. Plus qu’une simple chronique, le livre est donc le reflet d’une quête musicale : celle des valeurs intrinsèques et des significations artistiques profondes de la salsa. Dans le contexte de la musique caribéenne new-yorkaise, au-delà des sonorités transitoires (boogaloo, latin jazz, etc.) et des catégories imposées (son, jazz, pop rock, etc.), César Miguel Rondón décrit et définit la salsa comme une manifestation populaire authentique et émancipatrice, issue de la pulsation urbaine de la Caraïbe. Pour l’essayiste vénézuélien, elle doit absolument être considérée comme une forme culturelle valide et vectrice d’identité.
C’est pourquoi, il suit continuellement un double mouvement. Il s’efforce d’abord d’inscrire la salsa dans le temps long, dans le mouvement continu et ample de la musique caribéenne. Puis, pour la rendre authentique et la hisser au rang de symbole, sans pour autant trahir les figures des chroniques du passé, il la dote d’un esprit nécessairement porteur d’une nouvelle vision critique. C’est ici que la chronique devient épopée, le moment où se détaillent et s’écrivent les aventures et les tribulations d’un certain nombre de personnages en quête de gloire et de reconnaissance, qu’ils soient producteurs ou compositeurs, musiciens ou chanteurs. Les destins d’Arsenio Rodríguez, Johnny Pacheco, Willie Colón, Celia Cruz, Ismael Miranda, Héctor Lavoe, Rubén Blades, Óscar D’León, pour ne citer que quelques exemples, ne laissent pas le lecteur indifférent : ils attisent l’envie de découvrir ou de redécouvrir des titres et des albums devenus pour la plupart des grands classiques de la musique latino-américaine.
Ambitieux et porté par un véritable souffle narratif, Le livre de la salsa est un ouvrage qui mêle style journalistique et style académique, comme pour mieux catalyser la description de toutes les salsas, dans toutes leurs évolutions et au gré de toutes leurs transformations. Né à New York, dans le berceau de la salsa, au milieu du déracinement culturel, cette extraordinaire chronique réussit à extraire ce genre musical d’un contexte simplement circonstanciel ou traditionnel pour lui octroyer une valeur universelle. Véritable déclaration d’amour passionnée, illustre témoignage de « l’esprit salsa », César Miguel Rondón propose un autre regard sur une musique en mutation permanente.
Le livre de la salsa est un document incomparable et indispensable : il est à la fois une compilation insurpassable d’informations, illustrée de nombreuses photographies ; une anthologie presque encyclopédique, offrant la transcription de plus de cent paroles de chansons ; un texte éclairant qui, comme le souligne Leonardo Padura, apporte une meilleure compréhension de la Caraïbe et de ses métissages. Sans être forcément mélomane, tout lecteur peut apprécier cet ouvrage accessible, considéré comme un classique en Amérique latine. Réactualisé depuis 1979 lors de ses rééditions successives, Le livre de la salsa, grâce à la présence d’un nouveau chapitre (« Un quart de siècle plus tard ») et de prologues datés de 2004 et 2017, est plus que jamais l’expression littéraire toujours moderne d’une musique authentique et populaire, internationalement à la mode, reconnue encore aujourd’hui sous le nom de « salsa ». Désormais traduit en français, Le livre de la salsa est disponible en librairie depuis le mois d’octobre aux éditions Allia.
Cédric JUGÉ
Le livre de la salsa : chronique de la musique de la Caraïbe urbaine de César Miguel Rondón, traduit de l’espagnol (Venezuela) par Maxime Bisson, Éditions Allia, 624 p., 2023. / En espagnol : César Miguel Rondón, El libro de la salsa. Crónica de la música del Caribe urbano, Madrid, Turner Libros, 2017.