L’œuvre de Saúl Ibargoyen Islas s’inscrit dans une tradition latinoaméricaine très engagée, où les voix poétiques qui s’y expriment chantent l’homme face aux dilemmes de l’existence tout en insistant sur les épreuves les plus dramatiques que le continent a traversées ou traverse encore aujourd’hui.
Photo : Uga Editions (Grenoble)
L’ouvrage que voici est davantage qu’une version complète en français du corpus essentiel de Saúl Ibargoyen Islas (Montevideo, 1930 – Mexico, 2019) : il est le résultat de l’étude et de la traduction collective d’un esprit protéique, d’un poète multiforme, changeant et engagé qui a marqué la seconde moitié du xxe siècle en Uruguay et au Mexique, et qui a rayonné dans le reste de l’Amérique latine. L’Arbre poésie constitue un tout organique, vivant, dans lequel on peut apprécier les diverses ramifications, qui s’étirent parfois dans des directions opposées, et parfois se développent de manière parallèle, dans le même sens.
L’image d’un arbre est adéquate pour représenter toute la complexité de lignes esthétiques dont le point de départ est cet unique tronc appelé Ibargoyen, mais elle renvoie également à la multiplicité étendue et variée de ses racines. Les influences reçues et les affinités ressenties par Saúl Ibargoyen au cours de sa formation sont aussi complexes et ramifiées que son œuvre elle-même. La présence d’Ibargoyen dans la poésie uruguayenne de la seconde moitié du xxe siècle est constante et notoire. Avec, à son actif, plus de soixante livres publiés, des traductions du portugais et du français, une pratique du journalisme culturel, la coordination de nombreux ateliers d’écriture en Uruguay et dans ce Mexique où il a vécu son exil prolongé et où il est décédé, Ibargoyen est une figure reconnue dans son pays et à l’extérieur.
Pas seulement vaste, le corpus poétique d’Ibargoyen est complexe : la possible empreinte nérudienne des premiers recueils se mue à plusieurs reprises et à l’occasion de divers recueils jusqu’à atteindre la densité dans l’expression, et même la précision épigrammatique caractéristique de sa production plus récente. Le torrentiel vers libre et associatif de certains de ses poèmes des premiers temps se métamorphose en saisissement dénotatif, par exemple dans son livre Bichario. Le poème de circonstance cède le pas au développement d’une esthétique du désenchantement, dont l’un des exemples les plus aboutis est son livre Basura.
Selon Washington Benavides, poète de la même génération que lui. Un escalier de la main de M. C. Escher, une bande de Möbius imprimée de poèmes, pourraient illustrer le blason de ce poète lumineux, avec qui l’on peut tant partager. Les lignes variées de sa création ont comporté de sagaces manières d’appréhender le monde de l’embourgeoisement et de la complaisance ; d’autres se sont saisi des exils agoniques et de leurs pérégrinations. Il n’a sans doute pas été bien simple de compiler, d’analyser en détail, de sélectionner, de traduire et d’ordonnancer en trois zones cohérentes, solides et équilibrées, cette création arborescente.
Pour donner de l’ordre à l’épaisse et belle jungle poétique de Saúl Ibargoyen, Philippe Dessommes et Norah Dei Cas Giraldi ont établi trois grandes aires qu’ils ont intitulées : « Je demande et j’exige la parole » « Puisqu’il n’est rien qui ne cesse de changer » . « Cette soudaine profondeur du temps ». Ibargoyen est l’un des auteurs latino-américains les plus prolifiques. Poète, romancier, nouvelliste, essayiste, journaliste culturel, aucun genre littéraire ne lui est resté étranger. Mais c’est particulièrement en poésie qu’il manie des registres variés qui se déploient depuis le poème long jusqu’au micro-poème, depuis la prose jusqu’au haïku, depuis le déchirement élégiaque jusqu’à la célébration de l’aventure humaine. S’il est vrai que la majeure partie de sa poésie peut s’inscrire dans le domaine que le Nicaraguayen Ernesto Cardenal a appelé « extériorisme » – car Ibargoyen a démontré un engagement ininterrompu vis-à-vis de la réalité sociale et politique –, il est aussi en certaines occasions un poète de l’intériorité, délicat dans le traitement d’un voyage introspectif.
Le corpus de cette poésie est multiforme, et il est si richement pétri qu’il peut paraître chaotique au lecteur qui s’y penche depuis le XXIe siècle. C’est en ce sens que la tâche des compilateurs s’avère remarquable et nécessaire, car elle met en lumière la structure intérieure de ce projet conduit sans relâche pendant six décennies. Du point de vue de l’acte complexe et ardu qu’implique la traduction, ce livre assume avec bonheur sa paternité multiple. Il y a quatre traducteurs qui s’unissent et se complètent dans le travail difficile de démêler une écriture qui va du familier au surréaliste en passant par les registres de l’humour, de la fureur et de l’allégresse. Les responsables de cette transposition linguistique sont Philippe Dessommes, Alice Freysz, Émily Lombardero et Vivian Nichet-Baux, de l’Atelier de traduction de l’ENS de Lyon.
L’un des risques encourus par cette paternité collective est le changement brusque de perspective et de ton. Ce risque a été évité : en parcourant l’ouvrage, en mettant en regard les versions originale et française, la cohérence et l’intégration auxquelles aboutit ce travail d’équipe apparaissent très clairement. Par ailleurs, l’introduction des auteurs de l’anthologie et la contribution critique d’Isabelle Bleton complètent ce livre qui devient, dès à présent, une référence incontournable pour les lecteurs et les spécialistes d’Ibargoyen. L’Académie nationale des lettres de l’Uruguay, à laquelle Saúl Ibargoyen appartenait, se félicite de la parution de ce précieux ouvrage.
Rafael COURTOISIE
Membre de l’académie Nacional de Letras de Uruguay
Editions UCLA – Grenoble – Prix du livre : 19 € – Visiter site