Alors que l’on annonçait un scrutin serré, le libertarien autoritaire Javier Milei a remporté haut la main l’élection présidentielle argentine. Comment comprendre le succès fulgurant remporté par cet histrion proposant de légaliser le commerce d’organes et d’enfants, de démonter l’État social et de supprimer le financement de la recherche scientifique ? Philosophie Magazine a interrogé le philosophe argentin Miguel Benasayag, tout juste revenu de son pays d’origine où il a suivi la campagne présidentielle.
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La victoire de Javier Milei, que vous redoutiez, vous a-t-elle tout de même
surpris par son ampleur ?
Jusqu’au dernier moment, j’ai voulu croire qu’il pouvait en être autrement. Non pas que j’étais particulièrement enthousiaste à l’idée que se poursuive le système de corruption et de dégradation promu par l’autre candidat, Sergio Massa, mais je craignais et crains toujours le véritable saut dans le vide qu’incarne Javier Milei. Autant, je n’aurais pas fait la fête si Massa avait gagné, autant là, j’ai vraiment, en tant qu’Argentin, l’impression de vivre une catastrophe. L’ampleur de sa victoire m’a rappelé que les coups d’État sont finalement assez consensuels…
Vous considérez son élection comme un coup d’État ?
Ce n’est évidemment pas un coup d’État au sens classique du terme. Depuis maintenant vingt-cinq ans, on assiste plutôt en Amérique du Sud, comme au Paraguay avec Fernando Lugo avec Dilma Roussef des coups de force institutionnels, des sortes de coups d’État légaux : on fait pourrir la situation, jusqu’à ce qu’arrive au pouvoir un président autoritaire. Les procédés sont légaux, mais il y a une instrumentalisation de la légalité et des appareils démocratiques, avec souvent une montée en épingle d’accusations de corruption. Historiquement, que ce soit en Argentine, au Chili ou en Uruguay, à chaque fois que l’on a eu de véritables coups d’État, on a assisté, dans les mois précédents, à des sortes de répétitions générales, à des tests au cours desquels un général ou un amiral occupait un temps le pouvoir avant de le rendre afin de mesurer la réaction de l’opinion publique et son degré d’adhésion – et celui-ci était malheureusement généralement majoritaire ! On voudrait croire que ces événements se produisent toujours malgré nous, contre notre volonté, mais il n’en est rien. Dans le cas qui nous occupe, il y a aussi eu une adhésion consécutive à une utilisation perverse de la démocratie – si perverse qu’elle nous fait finalement perdre le sens du mot même : la démocratie est ramenée à une définition purement pragmatique, comme s’il s’agissait d’un simple fonctionnement bien huilé.
Pourtant, concrètement, Milei s’attaque à la justice sociale, souhaite tout privatiser, parle de légaliser le commerce d’organes ou d’enfants, de dollariser l’économie, fermer la Banque centrale ou le Conseil national de la recherche scientifique et technologique (Conicet), l’équivalent du CNRS français… Ces projets, ces valeurs sont-ils bien démocratiques ? Vous dites d’ailleurs sans ambages que Javier Milei est un personnage fasciste. En quel sens peut-on l’affirmer ?
Stricto sensu, celui qui a historiquement été le plus proche du mouvement fasciste en Argentine, était paradoxalement Juan Perón, qui était à ses débuts un militaire en partie disciple de Mussolini. Mais en Amérique latine, on utilise beaucoup le mot fascisme dans l’acception du psychanalyste autrichien Wilhelm Reich (1897-1957), c’est-à-dire dans le sens d’une attitude face au monde dans laquelle l’individu met en avant la force, la lutte de tous contre tous, etc. Milei s’inscrit dans cette logique, il est quelqu’un qui exalte incontestablement l’irrationnel, les pulsions, la peur et la haine à un moment où la population est soumise à d’énormes angoisses, entre le réchauffement climatique et la hausse de l’inflation et de la pauvreté. Or, je n’aime pas faire de la psychologie sociale, mais, d’un point de vue bêtement psychiatrique, la haine est un anxiolytique. Une fameuse blague des internes en psychiatrie tourne autour de cette idée : prenez un suicidaire, faites-le un peu parler de son oncle qu’il déteste, vous verrez qu’il ne se suicidera pas. À rebours de la dépression, qui est un retour de la haine contre soi-même. Les Trump, Bolsonaro et Milei ont réussi à catalyser la haine et à la rediriger dans des contextes difficiles où la dépression est toujours latente. Milei sort dans la rue avec une tronçonneuse aussi dans cette perspective – le symbole est particulièrement frappant dans la mesure où c’était l’outil avec lequel on découpait les desaparecidos [les disparus] durant la dictature militaire. Il a d’ailleurs déjà parlé d’amnistier les tortionnaires, dont sa vice-présidente, Victoria Villaruel, est l’avocate. Elle-même a préparé les esprits à l’autoritarisme lorsqu’elle a déclaré durant la campagne « comment imaginez-vous réparer un pays dévasté autrement que par la tyrannie ? » En définitive, je ne suis pas paternaliste, je ne dis pas que les gens se sont trompés. Nous devons respecter le résultat du vote, qu’il nous plaise ou non, mais je tiens à avertir sur le potentiel effectivement fasciste de ce personnage.
Pensez-vous que la vivacité des mouvements progressistes en Argentine, et notamment du féminisme, a aussi pu créer un effet retour de bâton pouvant expliquer une partie du succès de Javier Milei ?
Il est vrai que le mouvement féministe, porté notamment par les Mères de la place de Mai, qui se sont opposées à la dictature militaire, ou, plus récemment, le mouvement Ni una menos, contre les féminicides et pour le droit à l’avortement, est particulièrement puissant en Argentine. Au sein de son équipe, c’est d’ailleurs à une femme, une avocate, que Milei a confié le soin de s’y attaquer. Lorsqu’un mouvement d’émancipation se développe, il prend nécessairement à un moment donné des tours radicaux, avec ses dérives propres. C’est inévitable. Mais force est de constater que cela provoque en retour des réactions elles aussi radicales, qui se matérialisent dans une montée de l’anti-progressisme à la fois en Argentine, mais aussi au Chili, par exemple, où l’on a vu la proposition de nouvelle constitution, révolutionnaire sur le plan sociétal, rejetée par la population. Ici aussi, on ne peut pas ne pas voir que tout cela fait peur à une partie de l’opinion.
Sociologiquement, qui rejette ce progressisme ?
L’une des clés du succès de Milei vient précisément d’une alliance de circonstance apparemment contre nature entre le capital, les militaires, les propriétaires terriens et les classes populaires frappées durement par l’inflation et la crise dans le rejet commun de l’État mais aussi de ce qui est perçu comme un progressisme petit-bourgeois intellectuel et déconnecté.
Au-delà de la question de savoir si le nouveau président va être capable d’avoir une majorité et de gouverner, redoutez-vous un passage général en force ?
Je ne suis pas politologue, mais pour moi, la question principale va être de savoir jusqu’où Milei va vouloir s’affirmer et s’émanciper de Mauricio Macri, l’ancien président de droite qui lui a apporté son soutien et ses cadres entre les deux tours. S’affirmer risque, dans cette perspective, de vouloir faire passer tous les éléments les plus délirants de son “programme” le plus rapidement possible…
Comment se fait-il, à vos yeux, que le libertarianisme, une pensée spécifiquement états-unienne, ait pu s’implanter dans un pays comme l’Argentine, qui a pourtant une longue tradition d’interventionnisme et d’État fort ?
Je crois que cela a vraiment commencé à prendre au moment des manifestations contre la campagne vaccinale, durant la pandémie de Covid-19. Il y a en Argentine une petite-bourgeoisie non intellectuelle très nihiliste qui a vu en Milei et dans l’idéologie libertarienne qu’il portait un véritable porte-parole. Ce défi frontal adressé à la raison critique et à la science s’est aussi vu dans d’autres pays, notamment en Espagne, mais c’est en Argentine que cela a vraiment pris. Maintenant, il faut se demander si l’Argentine va être un laboratoire de ce qui pourrait se passer ailleurs. Avant l’élection de Milei, j’aurais répondu non sans hésiter, mais désormais, je ne suis plus aussi assuré.
D’après Philosophie Magazine