Ce dimanche 19 novembre, le candidat ultra-libéral a remporté le ballottage haut la main en frôlant le 56 % des voix. Surnommé le Fou, Milei devient ainsi le premier président économiste de l’Argentine. Avec un écart de 11,5 points, Sergio Massa, le candidat malheureux et actuel ministre de l’Économie, enregistre la pire défaite de l’histoire du péronisme. Analyse d’un pays qui s’est lancé dans le vide.
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Euphorique et couronné par son succès, dimanche soir après la publication du scrutin, Javier Milei s’est adressé à la foule rassemblée dans les rues de Buenos Aires. « Aujourd’hui commence la reconstruction et la fin de la décadence de l’Argentine. Le modèle omniprésent de l’État prend fin. Aujourd’hui nous embrassons à nouveau les idées de liberté, celles de nos pères fondateurs », a déclaré le leader de La Libertad Avanza, parti créé il y a tout juste deux ans. Après cette élection marquée par une victoire de l’extrême droite plus large que prévu, l’excentrique Milei, qui se congratule d’être le premier président anarcho-libertarien de l’histoire de l’humanité, a ensuite demandé au gouvernement d’Alberto Fernández qu’il soit responsable de ses actes jusqu’à son investiture le 10 décembre.
L’Argentine, il y a un siècle, était une nation riche avec un avenir florissant au même niveau que les États-Unis, comme l’a martelé Milei tout au long de sa campagne. Ainsi le dimanche soir, élu avec une légitimité démocratique incontestable, le nouveau président a insisté sur son objectif final devant la foule enthousiaste réunie devant la façade de son QG l’hôtel Libertador : restaurer la place historique de l’Argentine dans le monde. « Il n’y aura ni gradualisme ni tiédeur […] Si nous n’agissons par rapidement avec les changements structurels dont l’Argentine a besoin, nous nous dirigeons vers la pire crise de l’histoire. Mais aujourd’hui nous embrassons à nouveau les idées de liberté pour devenir une puissance mondiale », a-t-il assuré avant de clore son discours avec sa devise guerrière à connotation révolutionnaire « Vive la liberté, bordel ! »
Depuis les primaires du mois d’août, M. Milei a appelé à plusieurs reprises à la mobilisation aux urnes contre le sentiment de la peur qui a tenté d’inoculer dans la population son adversaire à la présidence. Car ce nouveau venu dans la vie politique argentine, fantasque, débridé, climatosceptique et révisionniste (le chiffre de 30 000 morts ou disparus pendant la dictature est selon lui et sa vice-présidente Victoria Villarruel « exagéré »), a suscité l’inquiétude de la classe moyenne aisée, avec la sensation de « sauter dans le vide » en votant pour lui. Cependant ses appels à voter contre la peur ont été largement entendus, comme le montre le nombre vertigineux de suffrages obtenus dans plusieurs provinces très dynamiques de l’intérieur du pays, notamment à Cordoba (74 %), auxquels s’ajoutent les voix de l’étranger (58, 70 % en Italie ; 59, 30 en Autriche ; 69,30 % en Galicia, Espagne ; 70, 16 % en Irlande). En revanche, malgré l’obtention du meilleur score d’un candidat depuis le retour de la démocratie (1983), le libertaire Milei n’a pas obtenu la majorité qu’il souhaitait pour gouverner à sa guise.
Le programme économique et politique – complètement inédit en Argentine – du libertarien Milei comporte une série de propositions qui génèrent une certain malaise parmi le 70 % d’électeurs qui n’ont pas voté pour lui lors du premier tour (libre détention d’armes, libération du commerce d’organes, opposition à l’avortement, suppression de la banque centrale, dollarisation de l’économie). Or, le futur chef de l’État aura beaucoup de difficultés à faire approuver ces idées. En effet, sa volonté de réformes devra passer l’examen d’un Congrès très réfractaire à son égard. Ainsi les mesures phare de son programme se trouvent désormais à la merci d’une « caste politique » qu’il n’a cessé de dénigrer depuis qu’il s’est fait connaître, en 2016, en tant que polémiste vedette des plateaux de télévision (« gauchistes merdiques », « racaille humaine », « ânes »…). Pour faire passer ces idées donc, il aura besoin des 94 députés macristes, car son parti La Libertad Avanza ne compte que 38 députés sur un total de 257, et le parti péroniste, avec 107 députés, est la première minorité.
Cela dit, si l’on veut comprendre le choix des 14,3 millions d’Argentins qui on dit Oui à M. Milei, il faut se pencher sur l’alarmant bilan du gouvernement sortant. Car si le vainqueur du scrutin, qui se surnomme Le Lion », suscite la plus grande inquiétude parmi les conservateurs et les démocrates, il faut placer ce choix radical et incertain dans le contexte d’une situation sociale et économique catastrophique. Toutes les lanternes d’alarme sont en rouge, et pour celles et ceux qui en souffrent, pour le 40 % de la population en état de pauvreté, pour le 10 % d’indigentes qui sillonnent le pays peu importe la menace réelle ou imaginaire qui véhicule le discours de celui qui se situe dans la lignée de politiciens imprévisibles, voire dangereux, comme Donald Trump ou Jair Bolsonaro. Ainsi María Paz Ventura, une docteure de 26 ans, résume bien l’ambiance de résignation avant le ballottage : « il faut voter pour le moins pire, beaucoup de gens ont peur [de Milei], mais vu comment on va, un changement ne nous ferait pas de mal. Il faut parier ! »
De son côté, le candidat Sergio Massa, malgré le fait qu’il a voulu se montrer comme un homme nouveau, c’est-à-dire détaché du cercle kirchneriste, aux yeux d’une grande majorité d’Argentins il porte sur ces épaules non seulement le poids de sa gestion de l’économie. Tout au long de l’ère « K » une longue série de faillites retentissantes a émaillé le péronisme dont il est issu. Corruption, scandales à répétition, incontrôlable montée de la criminalité, jamais le péronisme n’avait été aussi fragilisé comme aujourd’hui. Dans ce contexte, beaucoup se demandent si l’élection du 19 novembre marquera-t-elle la fin du règne « K ». En tout cas, le score de Massa s’explique d’abord par son incapacité à redresser l’économie, et les promesses qu’il avait faites au moment d’assumer la fonction de ministre des Finances sont restées dans la mémoire collective : l’inflation a explosé durant sa gestion (près de 150% sur un an), et la monnaie est en dévaluation constante depuis deux ans.
En ce qui concerne les scandales qui ont sérieusement entamé la crédibilité du parti au pouvoir, et donc contribué largement à la montée en puissance de Javier Milei, voici un bref aperçu : la mort du procureur Alberto Nisman ; les sacs de dollars de José Lopez (ancien secrétaire aux Travaux publics du Kirchnerisme) ; le centre de vaccination VIP pendant la pandémie et le commerce frauduleux de masques ; le cas Martín Insaurralde et son yacht en Méditerranée ; l’espionnage de l’Agence fédérale de renseignement- AFI – contre les ministres de la Cour suprême de justice et les magistrats qui enquêtent sur la vice-présidente Cristina Kirchner ; le trafic de cartes de débit du leader péroniste Julio Chocolate Rigaud, etc.
Dans cette optique et toujours avec l’idée d’essayer de comprendre le résultat des urnes, il faut citer un texte diffusé sur les réseaux sociaux. « Massa est un ambitieux sans scrupules, un manipulateur, un menteur et par conséquent un pervers. Il n’a pas donné des explications sur la pire crise économique, entrepreneuriale, sociale, de l’histoire démocratique de laquelle il est le responsable direct depuis quinze mois. Il n’a pas donné des explications sur les fêtes en Olivos pendant le confinement [la résidence officielle du président], ni sur les vaccinations VIP qu’il a fait profiter à ses parents et beaux-parents. Mais le plus grave c’est que Massa est la continuité bien huilée et professionnelle du kirchnerisme : narcotrafic, violence, destruction d’autrui et des institutions (il n’a rien dit sur la procédure judiciaire et politique contre la Cour suprême de justice, CSJN) ; espionnage illégal, pauvreté, inflation, impunité, interventionnisme de l’État, asphyxie d’impôts, insécurité, populisme… Bref, Massa est PIRE que le kirchnerisme.»
Ce propos a sans doute influencé la décision finale d’une partie des indécis, car il s’est propagé six jours avant l’élection, tout juste après le débat présidentiel. Il est attribué à Pablo Lanusse, qui connaît Sergio Massa depuis 2014, quand ce dernier était député ; durant quelques mois, l’actuel avocat de l’ex-président et soutien de Milei, Maurice Macri (2015-2019) avait intégré l’équipe de travail de Massa après avoir exercé comme procureur sous l’administration de Nestor Kirchner.
Enfin, parmi les critiques dardées durant la campagne contre le candidat ministre de l’Économie figure le Plan Platita (« plan petit argent »). Destiné essentiellement à stopper la chute libre de sa crédibilité en vue aux élections, ce plan fut mis en place à partir du mois d’avril et « opportunément » dynamisé une dizaine de jours avant le premier tour. Le gouvernement aurait ainsi augmenté les dépenses publiques de 2,5 % du PIB pour financer ce plan qualifié par l’opposition d’assistanat politique (élargissement du nombre de non imposables, exonérations de TVA, subventions agraires, distribution de lave-linge et frigidaires sans oublier la promesse faite aux commerçants et clients de réaliser un tirage au sort de voitures 0 km, motos et électro domestiques en rétribution de l’apport de la TVA…). En conclusion, si Javier Milei est un chiflado, comme l’a qualifié le jour du scrutin l’écrivain et journaliste argentin Martín Caparrós à la télévision espagnole, pour 56 % de l’électorat ce « cinglé » représente, pour toutes les raisons exposées ici, le seul espoir de sortir le pays de son abîme existentiel.
Voici donc ce que les urnes ont proclamé haut et fort : si aucun politicien de formation n’a été capable de s’attaquer au fléau de la corruption, de lutter contre la précarité et le chômage, d’assurer la sécurité urbaine (9 sur 10 Argentins craignent d’être victimes d’un délit ; 7 sur 10 ont renforcé leurs maisons avec des barreaux), et surtout de juguler une inflation galopante (les prévisions annoncent un 300 % annuel), alors peut être que el loco économiste avec son « plan tronçonneuse » aura la solution.
Cela n’empêche qu’un certain scepticisme commence déjà à incérer les premiers bâtons dans les roues, en émettant des doutes sur l’état de sa santé mentale. C’est un scénario qui rappelle l’éphémère mandat d’un ancien président équatorien surnommé, lui aussi, « le Fou », Abdala Bucaram (1996-1997) : après six mois à la tête du pays, ce petit-fils d’émigrés du Liban fut destitué par le Congrès pour « incapacité mentale à exercer le pouvoir ».
Javier Milei, quant à lui, interrogé par un journaliste le 13 août dernier, quelques heures après son triomphe aux primaires PASO 1 (« Êtes-vous un fou ou un
génie ? ») avait répondu : « La différence entre un fou et un génie c’est le succès, vous allez donc savoir qui je suis lors de l’élection présidentielle ». Or, à travers les siècles le grec Aristote semble lui rappeler qu’« il n’y a pas de génie sans un grain de folie ». Ce grain de folie, ne risquera-t-il de rayer à jamais ce brillant espoir que Milei a fait miroiter aux yeux du peuple argentin ?
Eduardo UGOLINI
- À lire : Argentine : un nouveau départ après le triomphe de Javier Milei aux
primaires ? - Aristote, Problèmes, XXX, I.