Avec « Antigone in the Amazon », le metteur en scène suisse déplace le mythe de Sophocle en terres amazoniennes, dans la région de Pará, où l’agro-industrie brésilienne menace la forêt autant que les peuples. En collaboration avec leMovimento dos Trabalhadores Sem Terra (MST), il accouche d’un dialogue aux entrées multiples où le discours politique prime parfois sur l’intensité théâtrale. Cette touchante pièce, nous l’avons vu, fin octobre à Lyon, dans le clôture du festival Sens Interdits. La tournée suivra dans plusieurs villes jusqu’au mi-juin de l’an prochain.
Photo : Milo Rau et Susana Abdulmajid – « Oreste in Mossoul » – Fred Debrock
Sur les rives de l’Amazone, comme sur celles de l’Asopós, tout commence par un massacre. Tandis qu’aux prémices d’Antigone, Polynice et Étéocle, les deux fils d’Œdipe, se livrent une guerre civile sans merci pour le contrôle de Thèbes, jusqu’à s’entretuer, le Movimento dos Trabalhadores Sem Terra (Mouvement des travailleurs ruraux sans terre, MST) connaît, lui aussi, à plusieurs millénaires d’écart, un véritable bain de sang. Le 17 avril 1996, alors que des activistes de ce mouvement brésilien, qui milite depuis les années 1980 pour le droit des paysans non-propriétaires à disposer de terres cultivables, bloquent la route fédérale BR-155, la police militaire intervient pour les déloger et exécute, au passage, 19 manifestants.
Parmi eux, Milo Rau identifie un jeune homme, un Polynice de notre temps, meneur sacrifié d’une rébellion contre l’ordre établi. Il n’en fallait alors pas plus au metteur en scène pour réactiver le mythe fondateur de Sophocle, pour le déplacer en terres amazoniennes et le conjuguer au présent, pour voir, aussi, ce qu’une Antigone contemporaine aurait à nous apprendre sur nos luttes actuelles, y compris, et surtout, lorsqu’elles prennent racine de l’autre côté du monde.
Comme il l’avait déjà fait dans les deux premiers volets de sa Trilogie des mythes antiques, « Oreste à Mossoul » et « Le Nouvel Evangile », où le fils d’Agamemnon et Jésus étaient respectivement plongés dans les ruines de l’ancienne capitale de l’État islamique en Irak et dans un camp de réfugiés italien proche de la ville de Matera, Milo Rau immerge Antigone dans la région de Pará, où l’agro-industrie brésilienne menace la forêt autant que les peuples.Plutôt que de dérouler strictement la tragédie grecque, le metteur en scène choisit de la fondre dans le réel amazonien au long d’un enchevêtrement minutieux entre le plateau et la vidéo, mais aussi grâce à son étroite collaboration avec le Movimento dos Trabalhadores Sem Terra.
Au rythme de la musique du compositeur brésilien Pablo Casella, Antigone in the Amazon prend alors la forme d’une rencontre, et d’une confrontation, entre les garants de l’ordre établi, Créon et son fils Hémon, incarnés par des comédiens européens (Sara De Bosschere et Arne De Tremerie), et la mouvance rebelle et/ou porteuse d’une voix dissidente, Antigone, Polynice, Ismène, Tirésias, le messager et le choeur, campés par des acteurs et/ou des activistes d’origine brésilienne (Kay Sara, Frederico Araujo, Ailton Krenak, Gracinha Donato et des militants du Movimento dos Trabalhadores Sem Terra) présents, pour l’immense majorité d’entre eux, uniquement à l’écran.
Pour qui l’aurait vu, le procédé et la thématique ne sont pas sans rappeler ceux d’un autre spectacle récent, Depois do silêncio, où Christiane Jatahy entremêlait, elle aussi, une fiction inspirée de faits réels (le roman d’Itamar Vieira Junior, Torto Arado) avec la réalité des habitants du Chapada Diamantina au gré d’un mélange entre théâtre et cinéma. Mais, là où la metteuse en scène brésilienne s’était heurtée à un mur, Milo Rau réussit, grâce à son art de brouiller les frontières et à sa réappropriation très fine du texte d’origine, à construire une passerelle solide pour faire naître un dialogue aux entrées multiples.
Sous sa houlette, le passé mythique, hérité de la culture européenne, révèle, et renforce, le tragique d’un présent de combat, jusqu’à, parfois, lors des scènes les plus réussies – la reconstitution du massacre du 17 avril 1996, la mise en garde de Tirésias, l’enterrement de Polynice par Antigone –, transformer le théâtre en levier pour influer sur la réalité, dont l’irruption a lieu par le truchement de la vidéo. Fondée sur la performance intense des comédiens et/ou des activistes, européens comme brésiliens, cette Antigone du XXIe siècle prend un tour résolument politique, et radicale, dans sa façon de faire de l’Amazonie le poste avancé d’une lutte pour la protection de la Nature, mais aussi pour l’invention d’un modèle de société alternatif à un capitalisme autoritaire, prédateur et destructeur.
On regrette simplement que cette radicalité politique, aux accents parfois didactiques, ne s’accompagne pas toujours d’une audace artistique qui ferait sortir Milo Rau de sa zone de confort. Fécond lorsqu’il est réellement complémentaire et permet aux deux arts de s’augmenter l’un l’autre, le dialogue entre théâtre et cinéma se fait, à intervalles réguliers, moins convaincant quand il se contente de décalquer au plateau des scènes déjà jouées en vidéo – la mort d’Hémon, la confrontation entre Créon et son fils – et rend ainsi l’art dramatique superfétatoire. Surtout, Antigone in the Amazon semble parfois perdre le mythe fondateur de vue lorsque le texte s’égare dans le making-of du projet et raconte, au long de digressions bavardes illustrées par des images tournées sur place, le périple du metteur en scène et de son équipe aux confins de la forêt amazonienne.
Malgré ces quelques baisses de régime, le dernier volet de la Trilogie des mythes antiques profite de son ambiance paradoxalement douce, de la grande puissance intellectuelle de son concepteur, qui ne laisse aucun détail au hasard, mais également de l’immense sincérité d’une démarche politico-artistique qui met en lumière des combats vitaux, non pas uniquement pour un peuple et une région, mais pour l’humanité toute entière.
Vincent Bouquet
www.sceneweb.fr
Antigone in the Amazon : Conception et mise en scène Milo Rau. Texte Milo Rau & compagnie. Avec Frederico Araujo, Sara De Bosschere, Arne De Tremerie, Pablo Casella (musicien) et, en vidéo, Gracinha Donato, Célia Maracajà, Ailton Krenak, Kay Sara et le chœur des militantes et militants du Movimento dos Trabalhadores Sem Terra (MST). Dramaturgie Giacomo Bisordi. Collaboration à la dramaturgie Douglas Estevam, Martha Kiss Perrone. Assistanat à la dramaturgie Kaatje De Geest, Carmen Hornbostel. Collaboration au concept, à la recherche et à la dramaturgie Eva-Maria Bertschy
Théâtre des Célestins dans le cadre du Festival Sens Interdits, Lyon du 25 au 28 octobre / Équinoxe, Scène nationale de Châteauroux le 28 novembre / La Villette, Paris du 6 au 9 décembre / Stadsschouwburg Brugge, Belgique le 30 janvier 2024 / De Warande, dans le cadre du Stilte Festival, Belgique le 7 février / Schauspielhaus Zürich, Suisse Du 22 au 25 février / De Singel-Rode Zaal, Belgique / les 1er et 2 mars Théâtre Vidy-Lausanne du 19 au 22 juin 2024