Tournée d’adieu : une nuit avec le Brésilien Gilberto Gil

Le musicien brésilien aux mille vies était de passage à Paris et à Bruxelles cette semaine pour une tournée d’adieu. Nous étions à la date bruxelloise de cette institution musicale qui fait rayonner la musique populaire brésilienne à travers le monde depuis plus de cinquante ans.  

Photo : Libre.be

L’émotion était palpable au Cirque Royal de Bruxelles ce lundi, aussi bien sur scène que dans la salle, pour accueillir l’immense Gilberto Gil. Cet ambassadeur du mouvement tropicaliste brésilien vient présenter pour une dernière fois ses compositions, qu’il qualifie lui-même dans un français impeccable comme “pas orthodoxe”. Une œuvre à l’image de la vie de cet artiste de Bahia qui aura révolutionné la musique populaire de son pays. 

Peu après 20h, Gilberto Gil, 81 ans, s’installe calmement au milieu de la scène armé de sa guitare et entame Expresso 2222, repris en cœur par un public bruxellois attendri. Un public intergénérationnel et interculturel, reflet de la portée universelle du répertoire de Gil. Dans une maîtrise totale de son art, il ravit le public de notes déroutantes, aussi bien à la guitare que vocalement. Gilberto Gil nous arrosera pendant plus de deux heures de cette voix puissante et chaude, reconnaissable à des kilomètres, capable de nous surprendre par ses bifurcations inattendues.  

Le musicien nous propose une première partie de concert généreuse, centrée sur la samba, la bossa nova et le baiao. Il enchaîne les morceaux de ses confrères et reconstruit le temps d’un instant la galaxie des brillants artistes brésiliens de sa génération. Il reprend bien sûr son compagnon de scène et d’exil, Caetano Veloso, venu nous rendre visite un mois plus tôt mais aussi une autre légende du tropicalisme, Gal Costa, décédée l’année dernière. L’artiste embrasse totalement son statut de grand-père d’une musique populaire brésilienne qu’il entend montrer puissante, complexe et riche. Gilberto Gil prend à cœur ce devoir de transmission et n’hésite pas à s’effacer parfois pour laisser briller ses musiciens qu’il nous présente ensuite comme ses “petits-enfants”. Cette bienveillance s’exprime encore lorsqu’il décide d’accompagner à la guitare, Flora, sa pianiste, qui interprète le classique brésilien A Garota de Ipanema et le délicieux Moon River du film Breakfast at Tiffany’s (Blake Edwards, 1961). 

Ambassadeur du tropicalisme, Gilberto Gil revendique l’anthropophagie caractéristique de ce mouvement artistique. Ce cannibalisme musical, cette façon d’assimiler les rythmes étrangers pour les incorporer au corpus brésilien, devient particulièrement visible dans la seconde moitié du concert. Gilberto Gil y troque sa guitare acoustique pour une électrique et nous montre l’éclectisme de son catalogue, inspiré par son exil londonien à la fin des années 1960. Il aborde pudiquement son arrestation par la dictature militaire brésilienne et ces mois d’emprisonnement. « C’était pas très long, mais largement suffisant » nous sort-il sur le ton de l’humour. Forcé de partir, déraciné, il s’exile à Londres, une parenthèse qui renforce son anthropophagie tropicaliste. Il y collabore avec les plus grands: Pink Floyd, Yes, Miles Davis, Jimmy Cliff en incorporant à son œuvre des éléments de reggae, de jazz et de rock. Avec ce dernier il travaille sur une reprise en portuguais du standard de Bob MarleyNo woman, no cry. Devenu Não chore mais, sa version enchante le public bruxellois. 

Le tropicalisme, réprimé par la dictature, déborde d’humanité et de spiritualité. Ce mouvement avant-gardiste devient par la force des choses un engagement politique. Gilberto Gil, militant écologiste depuis les années 80, est nommé ministre de la Culture lors du premier mandat de Lula. Il mêle alors joyeusement sa carrière artistique avec un engagement au plus haut niveau de l’Etat. Gilberto Gil crée notamment cette scène d’anthologie à la tribune de l’ONU où il chante, accompagné par Kofi Annan aux percussions, face à une salle de diplomates exaltés. Pour ses dates francophones, il choisit d’interpréter une chanson en français, Touche pas à mon pote, écrite spécialement pour un concert caritatif de l’association “SOS Racisme”. 

Gilberto Gil enchaîne ensuite tous ses plus grands classiques, au plus grand plaisir d’un public bruxellois qui, petit à petit, se lève pour danser. Aquele abraço, Toda menina baiana, Esperando na janela, Andar com fe, Esoterico,… Il n’en manquera pas une à l’appel. Le public, conquis, lui réserve une standing ovation de plusieurs minutes et on sent que Gilberto a du mal à quitter la scène. En sortant du Cirque royal, j’ai l’impression d’avoir navigué à travers l’histoire musicale du Brésil accompagné d’un capitaine tendre, sincère et généreux. Cependant, je ne peux m’empêcher de ressentir une pointe de nostalgie face à la tournée d’adieu de cet immense monsieur. Nostalgie de cette grande parenthèse de la musique latinoaméricaine qui tout doucement se referme. Une musique engagée et universaliste, une musique pour la liberté. 

Romain DROOG