Cinquante ans après le coup d’État de Pinochet au Chili, les États-Unis, souvent à la demande des autorités chiliennes, ont déclassifié de nombreux documents jusque-là considérés comme secrets. Nicolas Boeglin, professeur de droit international public à la Faculté de droit de l’Université du Costa Rica, analyse les apports de ces déclassifications mais aussi les possibilités et les limites du « droit à la vérité ».
Photo : La Tercera
À quelques jours de la commémoration des cinquante ans du coup d’État militaire de 1973 au Chili, les États-Unis ont officiellement décidé de « déclassifier » des documents tenus secrets depuis cinq décennies. Ces deux nouveaux documents s’ajoutent à de nombreux autres déclassifiés ces dernières années par certaines administrations américaines, et enregistrés sur le site de l’Université George Washington : un vaste programme de recherche consacré au Chili – qui ne se limite pas à la déclassification de documents américains – et dont le portail permet l’accès à une grande quantité d’informations.
Dans son communiqué officiel, le Département d’État nord-américain a fait référence à cette déclassification en déclarant que : « L’administration Biden a cherché à faire preuve de transparence sur le rôle des États-Unis dans ce chapitre de l’histoire chilienne en déclassifiant récemment des documents supplémentaires datant de 1973, à la demande du gouvernement chilien ». Nous verrons dans les lignes qui suivent que la « transparence » des États-Unis mériterait un effort bien plus soutenu.
Des documents toujours sensibles, cinquante ans après
Si la presse internationale a mis en évidence les raisons pour lesquelles ce coup d’État de 1973 a ébranlé l’Amérique Latine et la communauté internationale dans son ensemble, l’implication des États-Unis, largement documentée depuis lors (et assumée en partie par l’actuelle administration américaine), est un aspect qui mériterait d’être signalé (et ajouté par exemple, aux quatre points mentionnés dans l’article de la BBC susmentionné).
Il n’est pas superflu de renvoyer nos lecteurs à ce document manuscrit de 1970 autorisant le renversement du futur président du Chili s’il venait à prendre le pouvoir, et qui précise que : « Cinquante ans après sa rédaction, l’énigmatique note de conversation de Helm avec Nixon reste la seule trace connue d’un président américain ayant ordonné le renversement secret d’un dirigeant démocratiquement élu à l’étranger. ».
Dans cette autre note, on peut lire que la dernière déclassification de documents par les États-Unis en août 2023 est due à des demandes expresses des autorités chiliennes actuelles : « Après avoir retenu ce document dans son intégralité pendant des décennies, la CIA a finalement publié aujourd’hui le PDB du 11 septembre 1973 en réponse à une requête officielle du gouvernement chilien de Gabriel Boric pour obtenir des documents encore secrets à l’approche du cinquantième anniversaire du coup d’État. La CIA a également partiellement déclassifié un second PDB, daté du 8 septembre 1973, qui informait à tort le président Nixon qu’il n’y avait « aucune preuve d’un plan de coup d’État coordonné entre les trois services » au Chili et déclarait que « si des têtes brûlées de la marine agissaient en croyant qu’elles recevraient automatiquement le soutien des autres services, elles pourraient se retrouver isolées. Les deux PDB sont parmi les documents les plus emblématiques de l’histoire du coup d’État militaire du 11 septembre 1973, car ils contiennent des informations qui ont été communiquées au président Nixon au moment où le coup d’État militaire que lui-même et son principal conseiller Henry Kissinger avaient encouragé pendant trois ans s’est concrétisé ».
Pour information de nos lecteurs, les deux citations susmentionnées font référence au texte en anglais produit par le programme de recherche sur les documents déclassifiés de l’Université George Washington, qui situe dans le temps et analyse chacun des documents divulgués ces dernières années par les États-Unis. Dans cette vidéo produite par Chile Visión, plusieurs réunions de 1970 et des années suivantes ont été « reconstruites » par ce programme de recherche, sur la base de câbles secrets déclassifiés, documentant et révélant le contenu de réunions clés qui expliquent l’implication des plus hautes autorités nord-américaines. On se doit de noter que la demande faite par le Chili en 2023 aux États-Unis concerne probablement beaucoup plus de documents toujours en possession de l’administration américaine, qui s’est contentée de n’en déclassifier que deux. Et le reste ?
Dans une récente interview réalisée le 12 septembre 2023 aux États-Unis, on peut lire que, selon l’un des chercheurs de l’Université George Washington qui connaît le mieux ce sujet, « il y a d’autres secrets que nous voulons révéler. Le gouvernement chilien a demandé à l’administration Biden un geste diplomatique spécial de déclassification pour ce cinquantième anniversaire. Jusqu’à présent, seuls deux documents ont été déclassifiés. Il y en a beaucoup d’autres qui ont été demandés et qui, je l’espère, seront publiés à un moment ou à un autre ».
La divulgation de documents officiels face au droit à la vérité : ombres et lumières
Du point de vue du droit international public, il convient de souligner qu’il n’existe aucune obligation pour un État de divulguer des documents sous réserve, considérés comme « sensibles ». En d’autres termes, chaque État dispose d’un système d’archives nationales contenant des rapports internes, des données et des dossiers de toutes sortes : ce sont les plus hautes autorités qui décident de les maintenir loin du domaine public ou bien, au contraire, d’en révéler l’existence. Ainsi, pour nous limiter au seul continent américain, le Panama a dû attendre trente ans après l’invasion américaine de 1989 pour que les États-Unis acceptent enfin de communiquer un grand nombre de documents classifiés. Dans d’autres cas, ce sont des documents et des rapports policiers ou militaires qui sont « retrouvés », comme par exemple les « archives de la terreur » découvertes dans une maison de la localité de Lambaré au Paraguay en décembre 1992.
Les données contenues dans les archives découvertes au Paraguay en 1992 ont permis de documenter un grand nombre d’affaires dans différentes parties du sud du continent américain. Elles ont également permis à la justice italienne de condamner quatorze personnes le 8 juillet 2021 pour la mort de quarante-trois personnes victimes du Plan Condor, dont vingt-trois ayant la double nationalité (à savoir six Italo-Argentins, quatre Italo-Chiliens, treize Italo-Paraguayens) et vingt Uruguayens. De même, en 2010, la justice française a condamné les responsables de la disparition de quatre Français au Chili.
Pour en revenir au cas du Chili, il faut saluer la volonté de fer des autorités chiliennes actuelles d’obtenir de l’administration américaine la divulgation de documents classifiés. Notons que dans son communiqué officiel du 25 août 2023, l’ambassade des États-Unis au Chili s’est sentie obligée de rappeler les critères utilisés pour décider (ou non) de divulguer des documents, sans tenir compte du fait que certains de ces critères ne s’appliquent plus en raison des cinquante ans qui se sont écoulés depuis l’épisode à éclaircir, en déclarant que : « La déclassification des documents est un processus complexe et multi-agences dans lequel le gouvernement américain prend en compte de nombreux facteurs, notamment la sécurité nationale, la protection des sources et de la méthodologie, ainsi que d’autres risques et avantages associés à la divulgation d’informations spécifiques. Compte tenu de ces facteurs, le gouvernement américain a procédé à cette révision de la déclassification en réponse à une demande du gouvernement chilien et pour permettre une meilleure compréhension de l’histoire que nous partageons. ».
Il convient enfin de souligner qu’en termes de soft law, la résolution E/CN.4/RES/2005/66 de la Commission des droits de l’homme des Nations unies – aujourd’hui connue sous le nom de Conseil des droits de l’homme – adoptée par consensus en 2005, à l’initiative de l’Argentine (dont le texte est disponible sur Internet), et intitulée « Le droit à la vérité », se limite à énoncer qu’elle :
« 5. Encourage les États à fournir l’assistance nécessaire aux États concernés à cet égard ».
Droit à la vérité vs vérité cachée : quelques développements en droit international public
L’absence d’obligation juridique entre deux États de transmettre à l’autre des informations détenues par l’un d’entre eux et relatives à des violations des droits de l’homme commises dans le passé n’empêche en rien d’avoir une dynamique complètement différente lorsqu’il s’agit des tribunaux nationaux et internationaux dans la mise en œuvre du « droit à la vérité ». Dans ce cas, ce sont les collectifs de victimes, les membres des familles et les associations de défense des droits de l’homme qui font valoir devant leurs propres autorités ou devant les tribunaux nationaux (et, si ceux-ci ont statué en leur défaveur, devant les tribunaux internationaux) ce droit : un droit appartenant à toutes les victimes d’abus passés commis par les autorités étatiques (que ce soit contre elles ou contre un ou plusieurs de leurs proches).
À cet égard, un rapport très complet de la Commission interaméricaine des droits de l’homme sur le droit à la vérité, publié en 2014, analyse la portée du droit à la vérité dans le système interaméricain de protection des droits humains. La longue liste d’affaires entendues par la Cour interaméricaine des droits de l’homme qui figure à la fin d’un article académique publié en 2008 et intitulé « El derecho a la verdad en situaciones de post-conflicto bélico de carácter no internacional » (Le droit à la vérité en situation post-belliqueuse à caractère non international) permet de donner une idée des orientations que la jurisprudence du juge interaméricain a fixé en la matière, et ce depuis ses premiers arrêts contre le Honduras à la fin des années 1980. Il est à noter que les avancées significatives observées en Amérique latine en matière de droit à la vérité n’ont toujours pas réussi à trouver un quelconque écho au sein du système judiciaire en Espagne : en effet, la première exhumation du corps d’une victime du franquisme ordonnée par la justice a été réalisée en 2016 grâce à une demande provenant de… la justice argentine.
Les autorités chiliennes actuelles : plus déterminées que leurs prédécesseurs
Contrairement à son prédécesseur, l’actuel président du Chili s’est montré beaucoup plus exigeant dans la recherche de la vérité sur ce qui s’est passé le 11 septembre 1973 au Chili. Le 30 août dernier, un décret a été signé à Santiago du Chili pour lancer un Plan national de recherche des milliers de citoyens chiliens qui figurent toujours sur les listes de personnes disparues au Chili. Depuis 2013, un rapport du Groupe de travail sur les disparitions forcées sur le Chili le recommandait. Le 22 décembre 2017, assez tardivement et à la fin de son deuxième mandat, une première initiative avait été lancée par la présidente du Chili de l’époque, Michelle Bachelet.
Dès son quatrième rapport (1989), le rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme au Chili, le Costaricien Fernando Volio Jiménez, évoquait dans son rapport l’important travail qui attendait la société chilienne pour savoir où se trouvaient les victimes de disparitions forcées. Ce reportage du quotidien britannique The Guardian d’août 2019, intitulé « Where are they? Families search for Chile’s disappeared prisoners » (Où sont-ils ? Les familles recherchent les prisonniers chiliens disparus), explique de manière très complète le drame des familles chiliennes face à l’absence d’informations sur le destin de leurs proches et le manque de volonté politique que l’arrivée du président Sebastián Piñera en mars 2018 a signifié en matière de recherche des personnes disparues au Chili.
« Opération Condor » et droit à la vérité : la réponse du juge interaméricain à la (l’in ?) capacité limitée du système judiciaire national
Autre initiative tragique pour l’Amérique latine, le dénommé « Plan Condor », qui n’impliquait pas seulement le Chili (et les États-Unis), est un dossier dans lequel de nombreux documents n’ont pas encore été déclassifiés aux États-Unis : ce rapport du CELS (une ONG argentine de renom) explique comment ce plan coordonné, qui visait à effacer l’effet protecteur du franchissement d’une frontière entre deux États, a fonctionné à partir de 1975 entre les États du sud du continent américain. Dans son rapport remis en décembre 2014, la Commission de la vérité brésilienne a évoqué de manière beaucoup plus détaillée que les précédentes commissions de la vérité dans son chapitre 6 le niveau d’implication des autorités militaires brésiliennes de l’époque. De nombreuses initiatives visent à compléter et documenter le modus operandi du « Plan Condor », comme ce projet de recherche de l’Université d’Oxford qui centralise un grand nombre d’informations. Rappelons que ce n’est qu’en 2016 que le « Plan Condor » a fait l’objet d’une première condamnation, par la justice pénale argentine, à l’égard de hauts gradés de l’armée argentine, dont plusieurs étaient nonagénaires au moment d’entendre les juges rendre leur jugement. En prenant connaissance de cette décision de la justice pénale en Argentine, le précité programme de recherche américain de l’Université George Washington a publié une note soulignant que les dossiers déclassifiés par les États-Unis ont été utilisés par les juges argentins comme preuves documentaires.
En 2023, les systèmes judiciaires du sud de l’Amérique latine continuent de traiter divers dossiers des victimes et de leurs proches : un site présente quelques-unes des actions en justice intentées devant les tribunaux nationaux dans le cadre du « Plan Condor ». Face à la résistance de certains juges au niveau national pour enquêter et pour sanctionner les faits liés au « Plan Condor », et face aux manœuvres juridiques de toutes sortes que les avocats des responsables de ces faits parviennent parfois à mettre en œuvre, le système interaméricain de protection des droits humains a offert (et continue d’offrir) aux victimes une chance d’obtenir justice. Le premier arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme à examiner le cas d’une victime du « Plan Condor » date de 2006 (Goiburú et al. c. Paraguay).
Dans un autre arrêt important rendu par le juge interaméricain en 2011 (Gelman c. Uruguay), il est indiqué que :
« 51. Le plan Condor opérait dans trois domaines principaux : premièrement, des activités de surveillance politique de dissidents ou de réfugiés exilés ; deuxièmement, des actions secrètes de contre-insurrection, dans lesquelles le rôle des acteurs était totalement confidentiel ; et troisièmement, des actions conjointes d’extermination, visant des groupes ou des individus spécifiques, pour lesquelles des équipes spéciales d’assassins étaient formées pour opérer à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de leurs pays, y compris aux États-Unis et en Europe.
52. Cette opération était très sophistiquée et organisée, avec un entraînement constant, des systèmes de communication avancés, des centres de renseignement et de planification stratégique, ainsi qu’un système parallèle de prisons clandestines et de centres de torture destinés à accueillir les prisonniers étrangers détenus dans le cadre de l’«Opération Condor» .»
Dans son arrêt contre l’Argentine dix ans plus tard, en septembre 2021 (affaire Familia Julien Grisonas c. Argentine), la Cour interaméricaine des droits de l’homme a indiqué que ce « plan criminel interétatique » méritait désormais un nouvel effort coordonné de la part de ses membres, en déclarant que :
« 288. Conformément aux demandes formulées, la Cour ordonne à l’État argentin, dans un délai d’un an à compter de la notification du présent arrêt et par les moyens qu’il jugera appropriés, de prendre les mesures nécessaires pour citer à comparaître les autres États qui auraient été impliqués dans l’exécution des faits de la cause : la République orientale de l’Uruguay et la République du Chili, et, en général, dans le cadre de l’« Opération Condor », c’est-à-dire la République fédérative du Brésil, l’État plurinational de Bolivie, la République du Paraguay et la République du Pérou, afin de former un groupe de travail pour coordonner les efforts possibles pour mener à bien les tâches d’enquête, d’extradition, de poursuite et, le cas échéant, de punition des responsables des crimes graves commis dans le cadre du plan criminel interétatique susmentionné. Cette coordination devrait se traduire par un plan de travail commun entre les autorités compétentes, en fonction de la matière concernée, mis en œuvre dans le respect du cadre juridique national et international applicable, et avec l’aide des mécanismes de coopération internationale et d’assistance mutuelle. Ainsi, le travail coordonné entre les autorités des différents États devra entreprendre des efforts conjoints pour clarifier ce qui s’est passé pendant l’« Opération Condor », en tant que scénario dans lequel des violations systématiques des droits de l’homme ont été perpétrées, y compris celles qui ont porté préjudice aux victimes dans le cas présent. ».
Il est intéressant de noter, pour ce qui est de l’origine exacte de l’emploi de la « technique » de la disparition forcée par des militaires, que des recherches récentes en France montrent qu’elle a été initiée par les militaires français en Algérie à la fin des années 1950. Un reportage diffusé en France en 2003, intitulé « Escadrons de la mort : l’école française », rassemble plusieurs témoignages indiquant que des instructeurs militaires français ont « enseigné » cette « technique » développée par la France pendant la guerre d’Algérie à des officiers militaires provenant d’Amérique du Sud dans les années 1970-1980. En septembre 2005, lors de l’adoption du projet définitif de convention internationale sur les disparitions forcées à Genève, dont les négociations furent présidées par la France, on lit que : « le représentant permanent de la France, l’Ambassadeur Bernard Kessedjian – conclut en ces termes : « Un triple non a été affirmé ici : non au silence, non à l’oubli, non à l’impunité ! ».
En guise de conclusion
Malgré les cinquante ans qui nous séparent de ce jour fatidique pour le Chili et pour le monde qu’est le 11 septembre 1973, de nombreuses questions restent en suspens : les États-Unis pourraient utilement aider à y répondre en publiant tous les documents classifiés qu’ils possèdent encore dans leurs archives secrètes sur ce qui s’est passé au Chili. Sans parler des documents qu’ils possèdent encore sur le « plan criminel interétatique » susmentionné, comme décrit par le juge interaméricain.
Quant à la France, sa coopération militaire en Amérique latine dans les années 1970-1980 mériterait une bien plus large diffusion et connaissance, et ce à partir d’archives probablement maintenues hors de portée du grand public depuis de bien longues années. En septembre 2003, une proposition de résolution en ce sens n’a pas été suivie d’effets.
Pour les victimes chiliennes et leurs familles, qui continuent à rechercher la vérité au fil du temps et à chercher à connaître le sort de leurs proches, au Chili ou à l’étranger, leur lutte est plus qu’exemplaire : elle a inspiré, inspire et continuera d’inspirer, nous en sommes sûrs, de nombreuses familles et plusieurs générations en Amérique latine et dans le monde, dans leur exigence de vérité et de justice.
Nicolas BOEGLIN