Les 17 et 18 juillet dernier se tenait à Bruxelles le Sommet UE-CELAC regroupant autour de la table, pour la première fois depuis huit ans, les 27 dirigeants européens ainsi que leurs 33 homologues d’Amérique latine et Caraïbes. Un tour de force impulsé par la Présidence espagnole du Conseil européen qui signait le grand retour de Lula aux manettes de la diplomatie latinoaméricaine.
Photo : CCE Presse
18 juillet, 15 h 15. C’était l’heure de la conférence de presse censée conclure les deux journées marathon du Sommet UE-CELAC. Dans la dernière ligne droite avant les vacances, la bulle eurocrate s’était mise en tête d’inviter les dirigeants de la CELAC (la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes) à Bruxelles. L’évènement est de taille tellement il est rare : la dernière rencontre de ce type datait en effet de 2015. Un autre monde, antérieur à tout ce qui façonne les relations internationales actuelles. Antérieur aux présidences de Donald Trump et Jair Bolsonaro, antérieur au COVID, antérieur à la guerre aux portes de l’Europe. Seuls le réchauffement climatique et l’accord UE-Mercosur semblent garder une place immuable dans l’agenda. Pour ce genre de rencontre, si exceptionnelle et si difficile à manœuvrer, « the main deliverable » semble être la tenue du Sommet en lui-même (en jargon eurocrate dans le texte). Une manière feutrée de dire que peu de résultats sont escomptés mis à part la seule organisation du Sommet, une performance en soi, qui marque une volonté de retisser les liens étiolés entre les deux continents.
15 h 15 donc, l’horaire était fixé et les journalistes accrédités commencent à se rassembler dans la Press Room de la Commission européenne. L’horloge tourne et toujours aucune fumée blanche depuis la salle des négociations. Ce retard sur l’agenda montre la fébrilité des partenaires pour s’accorder sur un texte final, regroupant la diversité des voix autour de la table. Les principaux désaccords portent sur les mots employés pour évoquer la guerre en Ukraine mais également sur la place octroyée au conflit dans la déclaration finale. Alors que les Européens voyaient le Sommet comme une occasion de rallier à leur cause 33 partenaires internationaux, les principaux interlocuteurs d’Amérique latine avaient clarifié leurs positions avant leur arrivée à Bruxelles : ce sommet ne sera pas centré sur l’Ukraine, mais bien sur les relations bilatérales entre les deux continents.
C’est finalement sur les coups de 19 h que Charles Michel (Président du Conseil européen), Ursula von der Leyen (Présidente de la Commission européenne), Ralph Gonsalves (Premier ministre de Saint-Vincent et Grenadines et président pro-tempore de la CELAC) et Alberto Fernández (président argentin) font leur apparition face aux journalistes. Alors que des rumeurs couraient encore la veille sur une absence de consensus, 59 dirigeants des deux continents se sont finalement mis d’accord sur une déclaration commune. Seul le Nicaragua, allié indéfectible de Moscou et pays ostracisé dans la région, n’a pu se résoudre à signer un texte égratignant légèrement l’intervention russe en Ukraine.
L’heure des retrouvailles
Ces réunions auront néanmoins permis aux deux blocs de réaffirmer leur intention de travailler ensemble sur un certain nombre de sujets. Pour l’Union Européenne, le sommet était l’occasion d’annoncer son plan d’investissements massifs dans la région, le “Global Gateway”, finançant à hauteur de 45 milliards d’euros une centaine de projets dans toute l’Amérique latine. Bien que l’Union européenne soit toujours la principale source d’investissement étranger pour le continent, l’influence croissante de la Chine y menace le leadership européen. Des milliards qui viennent s’ajouter aux 100 autres milliards annuels promis par les pays développés pour financer la lutte contre le changement climatique. Autant dire que les moyens d’atteindre de telles sommes restent flous et on ne compte plus le nombre de promesses de ce type non tenues lors de grandes conférences internationales. Les latinoaméricains ne sont pas dupes. Ralph Gonsalves les a même mis en garde à ce propos au sortir du Sommet. Alors que le prochain sommet devrait se tenir en Colombie dans deux ans, le président de la CELAC prévient : “On se retrouvera en 2025 et on verra bien si nous avons vu l’argent d’ici là !”.
Le Global Gateway permet néanmoins à l’Union européenne de se repositionner comme un partenaire fiable pour l’Amérique latine. Au-delà du simple investissement, l’UE travaillera conjointement avec les pays en question dans la sélection de projets de qualité, bénéfiques pour les populations locales. Si les Européens se sont montrés intéressés par l’accès aux matériaux rares présents en nombre dans la région, ils insistent sur la qualité de leur plan d’investissement. Contrairement à “d’autres” (lisez, les investisseurs chinois), le Global Gateway ne se fera pas sur le dos des populations locales. Il permettra d’intégrer l’Amérique latine dans des chaînes de valeur productives globales, en leur permettant de donner localement de la valeur ajoutée à ces matériaux rares. Une intention louable de ne pas cantonner les pays d’Amérique latine à leur rôle historique de pourvoyeur de matières premières. Le président argentin Alberto Fernández ironisait à ce sujet lors de la conférence de presse : “Il aura fallu attendre cinq siècles pour sortir de la logique extractiviste, mais nous y sommes finalement arrivés”.
L’Amérique latine marque l’agenda
Cette petite phrase de Fernández montre bien que les blessures coloniales ne sont jamais loin et qu’il existe une asymétrie entre les deux blocs, héritage direct de cette histoire douloureuse. Le fait que le Sommet soit organisé au moment de la présidence espagnole du Conseil de l’Union européenne n’est pas le fruit du hasard. De par son passé colonial, l’Amérique latine est la seule région où le pays exerce encore une véritable influence sur la scène internationale.
Les dirigeants d’Amérique latine venaient même à Bruxelles avec une proposition de justice réparatoire pour les exactions commises par les Européens, notamment concernant l’esclavage et le commerce triangulaire. Finalement, pas de compensations économiques, juste “un regret profond des souffrances indicibles infligées à des millions d’hommes, de femmes et d’enfants en raison de la traite transatlantique des esclaves”. Néanmoins, les pays latinoaméricains ont réussi à inclure dans l’accord final toute une série de sujets fondamentaux qui façonnent leur positionnement international : la désignation du continent comme une zone de paix, la condamnation du blocus cubain, le consensus du bloc sur le litige des Îles Malouines (l’absence du Royaume-Uni suite au Brexit a forcément joué), un encouragement aux négociations entre adversaires politiques au Venezuela. Même une mention aux très controversés accords de libre-échange a pu être inclus.
Concernant le traité UE-Mercosur, l’accord « prend note des travaux en cours”. Von der Leyen et Lula affirment même pouvoir encore conclure l’accord avant la fin de l’année. Une déclaration sous forme d’incantation alors que, quatre ans après la fin des négociations, l’adoption du traité est toujours au point mort et des élections européennes approchent à grands pas. La Commission européenne souhaite en effet ajouter au traité des obligations environnementales, peu au gout des partenaires du Mercosur, qui doivent encore s’accorder sur une contre-proposition. À son arrivée à Bruxelles, Lula, véritable star du Sommet, tapait du poing sur la table, affirmant que « les négociations en cours doivent se baser sur la confiance mutuelle et non sur des menaces. Les exigences environnementales que nous partageons tous ne peuvent être une excuse pour le protectionnisme ». Lula signe ainsi le retour du Brésil sur la scène internationale et entend renouer avec des politiques environnementales fortes dans la lutte contre la déforestation. Tout en clarifiant que le pays ne se fera dicter l’agenda par aucune puissance étrangère.
Avec Lula en capitaine et une grande partie de la région dirigée par la gauche, l’Amérique latine renoue avec sa tradition de non-alignement. Une voix et une voie propre sur la scène internationale qui ne l’empêchent pas de retisser des liens avec les partenaires européens. Ces deux continents aux valeurs et intérêts communs, unis par des liens économiques, sociaux et culturels solides, se retrouveront autour de la table en 2025, à Bogotá. L’occasion de mesurer l’engagement réel des Européens auprès de l’Amérique latine hors présidence espagnole. L’occasion de voir quelles promesses auront été véritablement tenues.
Romain DROOG
Depuis Bruxelles