Carlos Manuel Álvarez est né à Matanzas, Cuba, en 1989. Il a d’abord étudié le journalisme à l’université de La Havane, puis a fondé la revue cubaine indépendante El estornudo en 2016. Certains de ses textes, de ses chroniques ou de ses articles d’opinion ont été publiés dans des médias internationaux tels que le New York Times, El País ou encore le Washington Post. Ses deux derniers ouvrages ont été primés : initialement publié en 2018 sous le titre Los caídos, le roman Tomber (2022) a reçu le prix Carbet en 2022 ; la même année, sa chronique Los intrusos (2023) a obtenu le prix Anagrama Crónica. Après avoir subi personnellement les pressions du régime cubain, notamment en 2020 lors du Mouvement San Isidro à La Havane, il analyse et décrit désormais la réalité de Cuba depuis le Mexique.
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Les endurants rassemble plusieurs récits qui décrivent et dépeignent de nombreux personnages. Carlos Manuel Álvarez peut tout aussi bien nous raconter l’histoire d’un sportif exilé, de migrants en route pour les États-Unis, de fugitifs poursuivis par le FBI, d’un grand poète anonyme, du célèbre musicien Juan Formell, d’une ancienne danseuse vivant désormais dans une décharge, que celle du combat obstiné d’une mère pour récupérer le cadavre de sa fille qui s’est suicidée, du traumatisme insurmontable d’un père après l’assassinat de son fils ou du deuil difficile d’un quartier de La Havane après la mort accidentelle de trois petites filles, écrasées par le balcon d’un immeuble délabré. Même si le livre a initialement été publié en Colombie en 2017 sous le titre La tribu : Retratos de Cuba, les chroniques saisissantes qui composent Les endurants ne sont pas de simples portraits ou hommages à ces destins particuliers. L’ouvrage est en fait l’expression intime de la précarité et de la misère quotidienne cubaine, des tribulations parfois tragiques d’un peuple que la propagande officielle cherche à dissimuler.
Les endurants est une autre Cuba, un récit polyphonique ou un parcours intime à travers des expériences variées et inédites se déroulant entre 2012 et 2022. Parfois autobiographique, le livre est une autre façon de raconter l’histoire d’une génération perdue et d’un pays à l’agonie, entre journalisme et littérature. Carlos Manuel Álvarez s’érige en témoin d’une réalité marquée par la période de changement « dramatique » comprise entre le rétablissement des relations avec les États-Unis de Barack Obama en 2014 et la mort du leader historique de la Révolution cubaine, Fidel Castro, en 2016. L’ouvrage n’est cependant pas une réflexion sur les circonstances et les causes politiques de ces deux événements majeurs, car Carlos Manuel Álvarez s’en sert essentiellement pour fissurer la réalité physique et historique cubaine. Clé de voûte de la nation pendant 60 ans, la lutte anti-impérialiste semble s’effriter après la nouvelle politique étrangère de la diplomatie de Raúl Castro. Paradoxale, c’est cette ouverture historique qui autorise la perplexité indispensable à l’écriture orchestrée des Endurants. De même, si l’image de Fidel Castro a inexorablement saturé le temps historique et l’imaginaire de Cuba, en recontextualisant sa mort, Carlos Manuel Álvarez peut désormais remettre les victimes du régime au premier plan, donner des visages au drame politique et culturel cubain, pour ne pas minimiser l’ampleur de la tragédie d’un pays qui souffre de l’ineptie et de l’hypocrisie de ses autorités.
Les endurants pourrait alors se lire comme une stratégie artistique, élaborée pour que toutes les voix et toutes les couches de la société puissent s’exprimer sans que personne ne détourne et séquestre leurs histoires. Dans le livre, petit à petit, l’idéal et l’homme nouveau de la Révolution deviennent en quelque sorte une fiction et, par conséquent, ce socialisme, dès lors improductif, exige une contre-fiction : « l’homme endurant » est celui qui survit malgré la longue traversée de cette même Révolution, interminable et pourtant désormais caduque. C’est pourquoi Les endurants transcrit un moment spécifique de l’histoire cubaine et que l’accumulation d’histoires disparates finit par se transformer en un portrait émouvant et éloquent de la Cuba d’aujourd’hui, un pays qui coule entre l’abandon et la petite corruption, sans que ses politiques ne réagissent. Si Carlos Manuel Álvarez engage la responsabilité du pouvoir et remet en cause les valeurs fondatrices de Cuba, ses chroniques-témoignages échappent néanmoins au cadre de la lutte idéologique habituelle. Pour lui, Les endurants ne sont ni une explication, ni une théorisation, simplement « la mise en scène d’un pays ». Les endurants paraîtra le 6 septembre 2023 en France et est déjà disponible en précommande aux éditions Bayard Récits.
Cédric JUGÉ
Les endurants de Carlos Manuel Álvarez, traduit de l’espagnol (Cuba) par Isabelle Lauze, éd. Bayard Récits, 416 p., 2023. En espagnol : Carlos Manuel Álvarez, La tribu: Retratos de Cuba, Bogotá, Seix Barral Colombia, 2017.