Venezuela : bilan d’un pays en crise après une décennie sous un régime qui se veut démocratique

« Nous sommes du bon côté de l’Histoire, ensemble nous serons invincibles », a affirmé le président vénézuélien lors de la récente visite à Caracas de son homologue iranien Ebraim Rahïssi. Nicolás Maduro prépare les élections présidentielles de 2024, alors que le pays est depuis les années 2010 confronté à une crise économique, humanitaire et constitutionnelle inédite.

Photo : El Pais

En avril 2013, le dauphin de feu Hugo Chávez assumait la direction du Venezuela en tant que fidèle continuateur de la révolution bolivarienne. Une décennie plus tard, le pays qui dans les années 1970 accueillait des réfugiés d’Amérique latine, d’autres régions du monde et tout un ensemble de main-d’œuvre qualifiée (le produit intérieur brut par habitant était le plus élevé de l’Amérique latine), est rongé par la pire crise de son histoire, avec un PIB qui a chuté de 80 % depuis 2013. 

Un témoin sur place, qui souhaite garder l’anonymat pour des raisons de sécurité, donne le ton du présent article. Indigné par la situation générale, mais surtout par ce dont il est témoin au quotidien, il déclare : « Actuellement, le Venezuela est un pays en crise non seulement sur le plan économique. La dégradation atteint la santé, l’éducation, les services ; la corruption est pratiquement omniprésente dans l’ensemble de l’administration. Les prix des denrées alimentaires ne cessent d’augmenter presque quotidiennement, de même que les tarifs des services de base comme le téléphone, l’eau, l’électricité et Internet, lesquels ne fonctionnent toujours pas normalement. »

C’est dans ce cadre apocalyptique que, depuis 2015, plus de sept millions de Vénézuéliens ont quitté leur pays, fuyant une crise économique sur fond de violence, menaces et persécutions politiques. L’Amérique du Sud n’avait jamais connu une telle vague migratoire. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), « il s’agit de l’une des situations de déplacement les plus importantes au monde », plus d’un million de migrants demandant l’asile à travers la planète (plus de 211 000 ont déjà été reconnus réfugiés politiques). Au Venezuela, cet exode massif a provoqué un vide considérable dans des secteurs clés comme l’éducation, l’entrepreunariat et la santé. En ce qui concerne le salaire mensuel, il est en moyenne de cinq dollars alors que le kilo de viande, ou un trajet en autobus de longue distance coûte le même prix. C’est l’argent envoyé par les exilés (dit la remesa) qui permet aux familles restées au pays de survivre. 

D’autre part, il faut souligner les conséquences de l’exode dans les pays qui reçoivent les Vénézuéliens. L’accueil à bras ouverts n’est plus à l’ordre du jour. Le durcissement des conditions de l’immigration, notamment au Chili et aux États-Unis, a suscité des réactions de rejet de la part des populations locales après un rapide amalgame entre immigration et bandes criminelles installées dans différentes régions. Par conséquent, bien que la criminalité reste un fait mineur en comparaison avec l’ampleur du mouvement migratoire, la xénophobie est en nette augmentation sur toute l’étendue du continent. C’est la raison pour laquelle, environ trente mille Vénézuéliens ont préféré retourner dans leur pays pour trouver refuge auprès de leurs proches (« Au moins il y a la famille » dit une émigrée repentie). Sur ce point, si l’exode vénézuélien est victime de xénophobie, il peut être instructif de montrer que ce sentiment relève de la nature humaine car ce même contexte anti-immigration régnait au Venezuela lors du premier gouvernement de Hugo Chávez. 

En effet, à cette époque, l’enseignante Marjorie Vásquez avait écrit un livre avec le soutien de la rhétorique guerrière du mouvement chaviste : Instrucción « prémilitaire ». Ce texte, destiné aux élèves du lycée, tenait un discours xénophobe et ultranationaliste qui pointait la différence entre « les étrangers désirables » (européens) et les « étrangers indésirables » (latino-américains). D’après l’enseignante, ces indésirables latino-américains « occupent des postes de travail et lits d’hôpitaux qui reviennent aux Vénézuéliens(1). » C’est pour l’essentiel le même discours qu’on peut entendre actuellement par exemple au Chili et en Argentine.

Bilan de la dite « révolution bolivarienne »

Après une décennie de gouvernement de Nicolás Maduro, le pays est dans le chaos : à qui la faute ? S’il faut trouver un coupable de la situation actuelle, il n’y a pas de doute qu’il s’agit des États-Unis. C’est la bonne réponse si l’on s’aligne sur l’idéologie de ceux qui sont restés de l’autre côté du rideau de fer. À leurs yeux, Maduro reste le héros qui se bat comme un lion contre les griffes de l’aigle du Nord : l’embargo imposé par Washington. C’est donc à cause de la fameuse voracité yankee que, afin de mener à bon terme son programme de reconstruction nationale, Maduro a été contraint de s’allier avec d’autres régimes qui partagent les mêmes idéaux. Qui se ressemble s’assemble : Cuba, Nicaragua, Iran, Chine et la Russie.

Grâce à cette alliance de pays où « liberté d’expression » et « démocratie » restent toujours, hélas, de vilains mots, on ne peut que souhaiter que léguer à son successeur élu démocratiquement un pays stabilisé, ouvert au dialogue politique et surtout respectueux des droits civils fondamentaux, soit l’objectif de Maduro. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Car pour endurer les restrictions imposées par Washington, le peuple vénézuélien n’a pas le choix ni la possibilité de s’exprimer autrement que par la voie de l’exode ou la résignation. Ainsi, d’après les conditions établies par le gouvernement, la résistance contre l’impérialisme américain implique la détérioration des droits civils qui touchent les bases de la démocratie ; l’insécurité urbaine et le crime organisé ; la contrebande d’armes et de drogue aux frontières ; les pénuries de nourriture, de médicaments et des services essentiels ; le chiffre scandaleux et croissant d’un demi-million d’enfants vénézuéliens nourris par des paniers distribués par le Programme alimentaire mondial (PAM) ; mais aussi  la violente répression de toute manifestation publique, sans oublier la persécution des opposants politiques accusés d’une trop grande sympathie pour le diable, dont le siège se trouve solidement boulonné à la Maison Blanche. 

Les États-Unis seraient donc les responsables de la perte des valeurs démocratiques au Venezuela. Comme le constatait le président français Emmanuel Macron en 2018 : « Le régime de Nicolas Maduro est une dictature ». Si bien que, à cause des restrictions imposées par le grand gendarme du Nord, pour tirer un meilleur profit des richesses du sous-sol, Nicolás Maduro a transformé en une dizaine d’années la république vénézuélienne en dictature bolivarienne, suivant à la lettre le parcours historique de son illustre mais décrié compatriote Simón Bolívar, le libérateur de l’Amérique méridionale. À présent, le programme politique du gouvernement se résume purement et simplement en un seul point : vouloir construire la gloire d’un pays sur les décombres d’un peuple qui n’a pas d’autre choix que de se soumettre à l’impitoyable fouet de ses dirigeants avides de pouvoir. Et si Maduro pense rester, avec ses téméraires alliés, du bon côté de l’Histoire, c’est parce que l’expérience montre que les dictateurs sont toujours exempts des souffrances qu’eux-mêmes infligent à leurs peuples. « La défense d’une mauvaise cause a toujours été pire que la cause même » rappelle Baltasar Gracián(2).

Selon les termes employés par le chef d’État iranien Ebraim Rahïssi, en visite à Caracas le 12 juin, il faut absolument consolider l’alliance contre l’impérialisme yankee et « son vrai visage ». Cela après les déclarations de l’ex-président incendiaire Donald Trump lors d’une convention républicaine, le 10 juin, en Caroline du Nord : « On est en train d’acheter du pétrole au Venezuela. Quand j’ai quitté la présidence, le Venezuela était tout près de s’effondrer. On aurait eu tout ce pétrole ». Le président iranien a ainsi donné la consigne : ne pas « faire des courbettes » devant « l’ennemi ». Le pétrole, une manne de richesse qui assure au pays plus de 70 % des revenus de l’État, plus de 90 % des exportations globales, et un nombre incalculable de dirigeants corrompus. 

L’or noir a toujours été dirigé principalement vers le Canada et les États-Unis (notamment dans les années 1970), alors que ces derniers ont toujours été les principaux fournisseurs du Venezuela (40 % de ses importations). Et si aujourd’hui l’économie ne s’est pas complètement effondrée, c’est grâce à la compagnie pétrolière Chevron. Selon l’analyste Vicente León, directeur de Datanalisis, Washington a autorisé la compagnie pétrolière états-unienne à travailler de façon limitée malgré les sanctions, ce qui apporte à l’État vénézuélien environ cent millions de dollars par mois. À ce propos, ce flux d’argent est concomitant avec un grand scandale de corruption qui révèle l’ampleur de ce fléau qui ronge le pays depuis les plus hautes sphères du pouvoir jusqu’au cœur même de l’économie nationale : la compagnie pétrolière publique PDVSA, qui a été dévalisée d’un montant estimé à près de trois milliards de dollars. 

Dans ce contexte, le gouvernement est en train de dessiner son plan de bataille pour les prochaines élections présidentielles de 2024. L’annonce faite le 15 juin par Jorge Rodríguez, président d’un parlement soumis au pouvoir du président, a suscité la colère de l’opposition et confirmé les soupçons des politologues : « Il est fondamental que l’Assemblée nationale, dans le respect des délais impartis, nomme d’urgence un nouveau Conseil national électoral ». En quelques mots, il s’agit pour Maduro et ses acolytes de « retarder les primaires et de diviser l’opinion publique » selon la politologue Ana Milagros Parra. De cette façon, les éventuels candidats n’auront pas le temps nécessaire pour s’organiser et proposer un front uni contre le pouvoir en place, comme l’explique Mme Adrián, la première députée transgenre d’Amérique latine : le pouvoir « veut des candidats d’opposition multiples contre un candidat unique du pouvoir ». Autrement dit, cette manœuvre du régime vise à disloquer l’opposition en appliquant à la lettre le principe machiavélique divide ut imperes (diviser pour mieux régner) à l’instar de la stratégie qui permit l’élection de Hugo Chávez en 2004.

Eduardo UGOLINI

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1. Publié par la maison d’édition Biosfera de Caracas, ce livre fut finalement retiré des écoles, à la suite des protestations et sa vente fut suspendue.

2. L’art de la prudence, excellent ouvrage de Baltasar Gracián (1601-1658), éd. Rivages poche, 1994.