Le roman Je ne dis rien de toi que je ne vois pas en toi est le 3e roman de l’écrivaine brésilienne Eliana Alves Cruz. Journaliste de profession, l’autrice est entrée en littérature après avoir fait des recherches à propos de l’histoire de sa famille, démarche qui a donné lieu à un premier roman, autobiographique, Água de barrela[1]. Ses origines la plongent dans les archives du Brésil-colonie et elle utilise le fruit de ses recherches dans la rédaction de ce roman historique. Malgré le fait que l’histoire se passe au XVIIIe siècle à Rio de Janeiro, il y a quelque chose de très actuel dans le roman : des questions comme le racisme, le fanatisme religieux, la négation des droits de tout ordre, l’hypocrisie, pour n’en citer que quelques-unes, y sont traitées.
Photo : Belleville éditions
Rio de Janeiro est la toile de fond de la trame romanesque, du moins d’une partie de l’intrigue, car le lecteur sera obligé de quitter la capitale pour suivre des personnages dans leur incursion à l’intérieur des terres jusqu’à Minas Gerais, région où ont été découvertes des mines d’or et de pierres précieuses. Il n’y a pas qu’une histoire, mais des histoires dans l’histoire, des petits brins de vie emmêlés dans des vies plus imposantes, mais qui toutes vont connaître un sort semblable. L’innovation majeure de ce roman est le personnage de Vitória, transsexuelle et Noire qui lutte sans relâche contre une double discrimination – celles de genre et de classe. Felipe, son double inversé – il est blanc et appartient à la classe dominante – est néanmoins son âme sœur. Le lecteur suit leur idylle avec appréhension, craignant le pire pour ce couple improbable en plein Rio de Janeiro en 1732 !
Les autres âmes qui vaquent dans cet espace vivent des histoires imbriquées qui rappellent le poème « Quadrilha » de Carlos Drummond de Andrade, ou encore la chanson de Chico Buarque, « Flor da idade ». A partir de la métaphore du quadrille, danse populaire française du XVIIIe siècle transposé au Brésil, le poète brésilien parle de l’amour comme d’un jeu de dupes ; pour sa part, le chanteur-compositeur et écrivain carioca crée cette même relation entre des gens qui se côtoient mais dont la rencontre est ratée. L’amour, comme la vie, est toujours imprévisible. L’intertextualité de Je ne dis rien de toi que je ne vois pas en toi avec les textes mentionnés ci-dessus réside dans la relation que l’intrigue a créée entre les personnages – dans le roman d’Eliana Alves Cruz la référence est juste implicite – et qui fonctionne comme un jeu de chaises musicales; comme pour le poème et la chanson cités plus tôt, la musique qui incite ici à la danse n’est pas moins malheureuse. Le jeu est néanmoins un peu coincé dans la figure de Felipe et de Zé Savalú : Diogo aime Felipe, qui aime Vitória, qui l’aime en retour. Or Felipe est lié à Sianinha, qui aime (d’un amour pervers, certes) Zé Savalú, qui aime Quitéria…
Le titre du roman a sa raison d’être : d’après les recherches menées par Eliana Alves Cruz, cette phrase était utilisée dans des lettres de délation répétées à l’encontre d’un prêtre, publiées dans les quotidiens de l’époque coloniale. Alors que dans ces lettres le ton est menaçant et accusateur quant à un secret qui risquait d’être dévoilé à tout instant, l’écrivaine l’utilise comme un leitmotiv d’un sentiment, certes, secret et inavouable, mais qui unit tout de même les deux amants. Le roman raconte aussi l’histoire d’un pouvoir triangulaire, celui d’une famille influente du Rio de Janeiro colonial. Trois frères, chacun d’eux dans une position stratégique, contrôlent le commerce et le trafic des biens entre la colonie – Rio de Janeiro et Minas Gerais – et le royaume. Cependant, dans l’histoire de l’Humanité, les grands pouvoirs s’assoient souvent sur des secrets plus ou moins bien gardés, qui risquent à tout moment d’être révélés. Le lecteur se voit confronté à une sorte de pratique qui met à nu l’hypocrisie des mœurs et l’intolérance sur lesquelles était bâti ce petit monde de la colonie. Des pratiques réputées sacrilèges de deux familles les plus influentes de Rio finissent par ébranler le fragile édifice de cette communauté. L’autrice aborde ici avec à propos les persécutions menées par l’Inquisition contre les autres croyances religieuses de même que contre toute « déviance » de genre.
Je ne dis rien de toi que je ne vois pas en toi secoue les certitudes du lecteur et soulève un problème majeur quant à un postulat véhiculé par les livres d’histoire et que le roman déconstruit : les Noirs – et les femmes Noires à juste titre – ne constituaient pas un ensemble passif dans leur condition d’esclavagisés. Vitória et Zé Savalú sont des parfaits symboles du dynamisme et de l’esprit d’insurrection des peuples africains réduits en esclavage au Brésil. Eliana Alves Cruz déconstruit également la notion de liberté, car à côté de la liberté physique, en subsiste une autre, celle de la conscience. Obligés de vivre dans le mensonge quant à leur croyance et en proie à la peur de voir leur secret dévoilé, les maîtres accusés d’hérésie deviennent aussi vulnérables que leurs esclaves.
Le roman montre, par ailleurs, les divers types d’esclavage dans ce Brésil-là, car être captif à Rio de Janeiro n’était nullement comparable au fait de l’être à Minas Gerais, où le quotidien était encore plus rude, et l’espérance de vie très faible. En somme, on remarque dans le roman d’Eliana Alves Cruz un regard nouveau : les Blancs de la colonie, à qui tout était dû, sont aux abois, tandis que leurs esclaves semblent mieux s’en sortir.
C’est une lecture qui nous habite longtemps après l’avoir finie. Comme du bon vin qui reste agréablement en bouche, l’histoire reste dans l’esprit du lecteur, le prend en otage, d’une certaine façon. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi ; cela arrive souvent pour n’importe quelle évidence : plus c’est là, plus on a du mal à la voir. La gangrène qui rongeait le Rio de Janeiro colonial est étrangement similaire à celle qui le ronge trois siècles plus tard ! Je ne dis rien de toi que je ne vois pas en toi met en relief les pratiques et les mœurs d’un passé qui se fait toujours présent. Néanmoins, l’écrivaine brésilienne réussit un exploit : sans pathos et sans tabou, parfois à travers des « vies minuscules », elle évoque la question du genre à l’époque coloniale tout en jetant un regard neuf sur les Afro-descendants brésiliens, un regard qui, loin de les « victimiser », leur rend toute leur dignité. Un roman exaltant, lumineux, et qui ouvre le champ des possibles. Un clin d’œil sur le pouvoir de l’amour. À consommer sans modération.
Maria da Conceição COELHO FERREIRA
Eliana ALVES CRUZ, Je ne dis rien de toi que je ne vois pas en toi, traduction de Daniel Matias, Trôo, Belleville éditons, 2023, 270 pages.
[1] L’expression « água de barrela » qui donna le litre au premier roman d’Eliana Alves Cruz, fait référence en portugais à l’eau enrichi de cendres de bois que les lavandières utilisaient pour enlever les tâches et rendre le linge de leurs maîtres plus blanc.