Ils sont juges, procureurs, avocats, journalistes… et ils doivent fuir leur pays pour éviter la prison. Au Guatemala, une répression accrue s’exerce contre tous les acteurs qui ont mis au jour, ces dernières années, de grosses affaires de corruption. Une répression qui s’appuie sur de puissants relais d’extrême droite et sur une machine judiciaire douteuse.
Photo : Con Criterio
La nouvelle pourrait être bonne. Au Guatemala, en Amérique centrale, l’ancien président Otto Pérez Molina (2012-2015) a été condamné le 7 décembre dernier par un tribunal pénal à seize ans de prison pour association illicite et fraude douanière dans un schéma de corruption baptisé « La Línea » qui a été révélé voici sept ans. Après des mois de manifestations, la perte de son immunité présidentielle et un mandat d’arrêt à son encontre, le président Otto Pérez Molina, accusé de corruption, avait démissionné en septembre 2015. « Le Guatemala est en fête« , écrivait alors le journal Prensa Libre.
Éviction d’une commission contre l’impunité
Mais la justice guatémaltèque, dans l’intervalle, a bien changé de braquet. Sous la férule d’une procureure générale très controversée, Consuelo Porras, tout récemment reconduite à son poste par le président actuel, Alejandro Giammatei, les poursuites s’enchaînent contre les magistrats anticorruption qui ont officié dans le cadre du parquet spécial contre l’impunité (FECI) et de la commission créée par l’ONU en 2008, la CICIG. Cette commission avait été mise en place pour aider le Guatemala à mettre au jour de grosses affaires de corruption impliquant des responsables politiques, des patrons d’entreprises, de hauts gradés militaires… En 2019, le président guatémaltèque Jimmy Morales mettait fin au mandat de la CICIG.
Une véritable guerre contre les juges et les procureurs indépendants qui luttent contre la corruption s’est alors enclenchée. Une vingtaine de magistrats ont quitté le pays, tout comme nombre de journalistes. En août 2022, un journaliste respecté, José Rubén Zamora, directeur du journal elPeriódico, a été arrêté et incarcéré ; il est accusé de blanchiment d’argent. Lors de son arrestation, le journal a titré : “No nos callarán“ (ils ne nous feront pas taire). Bien d’autres magistrats ou journalistes ont dû fuir le pays.
Chasse aux sorcières
Les médias indépendants, plateformes citoyennes et de journalisme d’investigation tout comme des ONG telles qu’Amnesty International dénoncent une chasse aux sorcières qui a conduit à l’arrestation et à la mise en accusation de juges ayant travaillé au sein de la FECI ou en collaboration avec la CICIG. Le dernier procès en date vient de condamner, le 16 décembre dernier, une ancienne procureure de la FECI, Virginia Laparra. La magistrate a été condamnée à quatre ans de prison pour “abus de pouvoir“. Elle est emprisonnée depuis le mois de février 2022.
La multiplication des arrestations et procès manifestement orientés par la volonté d’empêcher de nouvelles investigations ou des poursuites pour corruption contre des notables guatémaltèques au plus haut niveau a fait réagir le Département d’État américain, à Washington. En mai 2022, il a inscrit la procureure générale Consuelo Porras sur une liste, baptisée Engel, de fonctionnaires corrompus “impliqués dans des actes de corruption, dans la détérioration des institutions démocratiques ou dans l’obstruction à des investigations sur la corruption.“
Une fondation va-t-en-guerre
Dans une enquête publiée sur une plateforme latino-américaine de journalisme d’investigation, Connectas, des journalistes guatémaltèques soulignent le rôle-clé, dans cette cabale, d’un organisme guatémaltèque, la Fondation contre le Terrorisme, qui se réclame d’extrême droite et “publie chaque jour sur les réseaux sociaux la menace de persécuter des juges et des fonctionnaires de justice du Guatemala“, écrit Connectas. Cet organisme menace également des députés.
Dans un Tweet glaçant du 1er novembre 2022, son directeur, Ricardo Méndez Ruiz, lui aussi inscrit sur la liste noire Engel, publie huit photos de personnalités ayant travaillé sur la lutte contre la corruption au Guatemala. Toutes ces photos sont marquées d’une croix rouge désignant leur élimination, avec ce texte comme accompagnement : « Voilà comment travaillent les francs-tireurs légaux de la [Fondation] : un tir judiciaire, un mort civil (…) ». La plupart des mises en accusation lancées contre d’anciens juges anticorruption ou contre le journaliste Zamora émanent de cette Fondation.
À sa tête, outre M. Ruiz, ancien militaire et fils d’un ministre ayant officié en 1982/1983 sous la dictature, figurent cinq membres d’une unité militaire de combat du pays et un lieutenant de réserve. Au début de la création de la Fondation en 2013, l’objectif affiché était de défendre des militaires accusés d’exactions et de crimes pendant la guerre civile du Guatemala (1960-1996). Aujourd’hui, avec le blanc-seing d’une justice revisitée qui entend prendre sa revanche sur l’époque de la lutte anticorruption (2008-2019) et protéger les élites impliquées dans des affaires de corruption, cet organisme apparaît clairement comme l’éminence grise du « système » guatémaltèque. Le « système » de l’impunité.
Sabine GRANDADAM