Le dernier documentaire du réalisateur chilien Patricio Guzmán, Mon pays imaginaire est en salle depuis le 26 octobre dernier. Nous avons été associés par l’agence Pyramide Distribution pour la promotion de ce documentaire et les documents publiés ici ont été transmis par cette même agence.
Photo : Pyramide Distribution
Mon dernier film, La Cordillère des songes, se termine par une séquence où je raconte que ma mère m’avait appris qu’à la vue d’une étoile filante dans le ciel, je pouvais faire un vœu en mon for intérieur et que ce vœu deviendrait réalité. Dans cette séquence finale, je dis à voix haute que mon vœu est que le Chili retrouve son enfance et sa joie. En octobre 2019, lorsque le film est sorti en salles en France, il s’est passé au Chili quelque chose de complètement inattendu pour moi : une révolution, une explosion sociale. Un million et demi de personnes ont manifesté pour plus de démocratie, pour une vie plus digne, une meilleure éducation et un meilleur système de santé pour tous. Le Chili avait retrouvé sa mémoire. Depuis Allende, je n’avais jamais vu une chose pareille.
Comme au temps de l’Unité Populaire, j’ai entendu les chansons de Victor Jara et de « Los Prisioneros » et de bien d’autres encore. Elles étaient désormais interprétées par les gens d’aujourd’hui. J’ai eu le sentiment d’une mémoire parfaitement transmise et présente de tous les côtés. Des milliers de citoyens ont défilé, crié et tagué les murs. Des gens ordinaires. Beaucoup étaient les parents des étudiants présents, des retraités, d’ex-fonctionnaires, ou encore des employés et des gens anonymes. Il n’y avait pas de leader, il n’y en a toujours pas. On n’a aperçu aucune tête connue.
Le peuple a marché dans les rues, face à la police et leurs canons à eau. De nombreuses personnes ont perdu un œil. Il y a eu des milliers de blessés et trente-deux morts. Mais comment était-ce possible que tout un peuple se réveille quarante-sept ans après le coup d’État de Pinochet dans ce qu’on appelle un éclatement social, une grande rébellion ou même une révolution ? Pour moi, c’était un mystère. Alors, j’ai enquêté sur ce mystère, j’ai filmé son effet sur l’ambiance, sur l’air, sur les émotions et les sentiments des gens de mon pays.
Cinquante ans après avoir réalisé La Bataille du Chili, j’étais de nouveau dans la rue pour filmer ce qui se passait. J’étais là au moment où le peuple chilien a voté pour une nouvelle constitution et a obtenu une majorité de 80 % en faveur d’une assemblée constituante. J’étais là quand un nouveau président de gauche de 35 ans, Gabriel Boric, a été élu avec 56 % des voix. Du jamais vu dans l’histoire du pays, de mon pays imaginaire…
Patricio GUZMÁN
Vous filmez exclusivement des femmes, souvent très jeunes. Héroïnes du temps présent, elles semblent prolonger le courage de celles d’hier, victimes et combattantes à la fois. Ont-elles fait référence à Pinochet et au coup d’État ?
Nous avons rencontré des dizaines de jeunes femmes formidables qui projettent et se projettent dans un Chili nouveau. Je me suis rendu compte que ce mouvement social vient de très loin et a trouvé son destin. Le coup d’État et Pinochet sont des thèmes toujours présents lorsque des personnes, acceptant d’être interviewées, viennent nous rencontrer. Mais le thème majeur et l’enjeu de nos échanges étaient la révolte sociale et l’Assemblée constituante.
Le tournage des extérieurs rue en caméra portée, au cœur du chaos et du combat, a dû être d’une grande complexité. Comment avec-vous préparé ce moment et comment l’avez-vous vécu ?
J’ai appris à filmer dans la rue avec Jorge Müller Silva – le premier chef opérateur de La Bataille du Chili, disparu en novembre 1973. À l’époque, tous les deux, nous courions après les événements sans nous soucier de la sécurité ni même savoir où nous allions finir. Ce fut une période passionnante de tournage de rue, pleine d’imprévus et de surprises comme pouvait nous l’offrir le cinéma documentaire. Le tournage de Mon pays imaginaire a été assez différent tout de même, car j’ai 80 ans aujourd’hui et que la police est encore plus violente qu’hier. Mais je travaille avec bonheur avec un jeune chef opérateur, Samuel Lahu. Mon pays imaginaire semble éloigné de vos trois précédents films (la ‘trilogie’ Nostalgie de la lumière, Le bouton de nacre, La Cordillère des songes) mais entretient aussi une relation évidente avec eux. J’ignore complètement cette relation. Je fais les films que je ressens. Je planifie les prises de vue en fonction des choses que je trouve. Vous ne pouvez pas faire de films, écrire ou faire de la poésie de manière préméditée. L’inspiration – capter un instant de réalité – appartient au monde magique de la création.
Parlez-nous de ce titre. Ce pays ne semble pas du tout imaginaire, ni subjectif mais au contraire très concret, non ? Est-ce le pays que Salvador Allende aurait voulu voir advenir de son combat politique ?
Pour moi, le Chili continue d’être un pays en construction, en réflexion constante. Et il continue à se chercher…
Propos recueillis par
Clément PUGET*
- Maître de conférences à l’université Bordeaux Montaigne.
Patricio Guzmán est né en 1941 à Santiago du Chili. Il a étudié à « l’École Officielle de l’Art Cinématographique », à Madrid. Il dédie sa carrière au film documentaire. Ses films, présentés dans de nombreux festivals, sont reconnus internationalement. Entre 1972 et 1979, il réalise La Bataille du Chili, une trilogie de cinq heures sur le gouvernement de Salvador Allende et sa chute. Ce film fonde les bases de son cinéma. La revue nord-américaine Cineaste le nomme parmi « les dix meilleurs films politiques du monde ». Après le coup d’État de Pinochet, il est arrêté et enfermé pendant deux semaines dans le Stade National, où il est menacé à plusieurs reprises par des simulacres d’exécution. En 1973, il quitte le Chili et s’installe à Cuba, puis en Espagne et en France, mais reste très attaché à son pays et son histoire. Il préside le Festival International de Documentaire à Santiago du Chili (FIDOCS) qu’il a créé en 1997.