Novatrice en matière sociale et écologique, la nouvelle Constitution chilienne s’est bâtie dans la douleur, avant d’être massivement rejetée le 4 septembre 2022. Retour sur les grandes étapes de son élaboration.
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À la suite d’un vaste soulèvement social surgi le 18 octobre 2019, la quasi-totalité des partis politiques chiliens ont consenti à un processus de changement de la Constitution de 1980, imposée sous la dictature militaire (1973-1990), dans l’espoir de canaliser le mécontentement populaire. Ce processus supposait de franchir plusieurs étapes. La première a été celle d’un référendum dit « d’entrée », tenu le 20 octobre 2020 au plus haut de la pandémie, sur deux questions fondamentales. Le premier vote devait répondre par oui ou par non à l’intitulé : « Voulez-vous une nouvelle Constitution ? » Le second vote, concomitant du premier, se prononçait sur l’alternative entre une Assemblée constituante (ou Convention constitutionnelle) « mixte » (pour moitié composée d’élus et pour moitié de parlementaires déjà en place) et une Convention constitutionnelle intégralement élue. À près de 80 %, les Chiliens ont apporté leurs suffrages au « oui » et à la seconde option conventionnelle, à raison d’un taux de participation de 50,9 %.
Une deuxième étape, également électorale, a donc suivi. Il s’agissait de pourvoir les 155 sièges de la Convention (dont 17 réservés à des représentants des peuples originaires), selon la règle paritaire (78 hommes et 77 femmes). Le contexte général de forte défiance envers les partis politiques s’est traduit par une représentation très importante de conventionnels indépendants, à la suite d’une décision permettant à des candidats issus de la société civile de composer des listes entre eux.
Le scrutin des 15 et 16 mai 2021 a abouti à une nette fragmentation de la Convention, au sein de laquelle les partis politiques ont perdu le contrôle tant de l’hémicycle que du processus d’élaboration de la future Loi fondamentale. La Convention est entrée en fonction le 4 juillet 2021 pour une durée de neuf mois, prorogeable de trois mois. L’institution a finalement siégé douze mois, ponctués par des batailles réglementaires, politiques et constitutionnelles entre collectifs formés en son sein.
Qu’en retenir à présent ? La relecture de cette histoire nous amène à solliciter deux concepts issus de la tradition juridique états-unienne : celui de « moment constitutionnel » et celui de « moment constituant ». Ces concepts mettent bien en évidence les tensions qui ont traversé la Convention constitutionnelle chilienne.
Deux moments
Selon le juriste Bruce Ackerman, le moment constitutionnel consiste en un épisode extraordinaire de l’histoire politique d’un pays. Son trait marquant est d’être circonscrit par les institutions et les règles établies. Il s’agit d’un moment d’effervescence où les citoyens enjoignent à leurs représentants – en l’occurrence les 155 conventionnels au Chili – de se mobiliser afin de rénover les fondements de la communauté citoyenne et de la distribution du pouvoir.
Le moment constituant tel qu’élaboré par le théoricien politique Jason Frank s’applique, lui, à des situations où c’est le peuple qui réclame par et pour lui-même à la fois l’exercice (ou une part) du pouvoir politique et une participation qui transcende l’organisation légale quotidienne de l’État.
La première étape de la Convention, entre le 4 juillet 2021 et le 5 janvier 2022, s’est caractérisée par une tension considérable entre ce qui relève d’un moment constituant et ce qui définit un moment constitutionnel. En revanche, au cours de la seconde étape de débat constitutionnel proprement dit, prévaut la logique du moment constitutionnel, au sens où son déroulement se trouve entièrement réglé et encadré par la Constitution qu’il est justement question de changer.
La première étape de la Convention a, en effet, consisté en son installation, avec tout un déploiement de signes identitaires, depuis les emblèmes des minorités sexuelles jusqu’aux symboles des peuples originaires. À cette période domine une forme d’ignorance des visages de la nouvelle assemblée.
C’est aussi le début d’un processus d’apprentissage de l’institution et de sa temporalité. C’est dans ce contexte qu’est élue la représentante mapuche Elisa Lonón comme première présidente de la Convention, dont le discours d’ouverture en mapudungún et en espagnol a touché les cœurs et les esprits.
Les symboles des divers groupes de conventionnels ont accompagné la rédaction du règlement de la Convention pendant les premiers mois, avant la mise en place des commissions. Il s’agit d’une période marquée par de très fortes batailles de mots, destinées à imposer des noms et des concepts afin d’orienter les débats. Ces disputes se sont révélées bien plus passionnelles que les batailles d’idées autour du contenu de la Constitution.
Cette situation s’est en particulier vérifiée au moment d’attribuer un nom aux commissions, d’en désigner les membres et d’établir les mécanismes de participation populaire. À titre d’exemple, la polémique autour du nom de la commission dédiée à l’environnement a opposé des conventionnels qui voulaient l’appeler tout simplement « commission environnement » à d’autres groupes qui préféraient incorporer au nom les concepts de « droits de la nature et biens naturels communs ». Un autre enjeu de cette première étape a concerné le quorum pour approuver les articles proposés par les huit commissions de la Convention, fixé à deux tiers des voix.
Tensions internes
La seconde étape de la Convention est différente. Y prévaut la logique du moment constitutionnel : elle prend corps dans une période de délibérations et de négociations dans un langage à la fois légal et politique. À partir du 5 janvier 2022, on constate la centralité croissante de la politique formelle.
D’un côté, l’expérience accumulée pendant six mois de batailles réglementaires et identitaires a permis l’apparition d’affinités électives, tout comme la formation et dissolution de groupes (colectivos, selon la terminologie de la Convention). Démissions et recrutements, tout en consolidant les divers collectifs, ont suscité des rapports de force internes de plus en plus rigides. C’est dans ce contexte qu’a implosé la Liste du Peuple, du nom d’un groupe de conventionnels indépendants d’extrême gauche revendiquant l’esprit du soulèvement social et une grande hostilité à l’égard des partis politiques.
De l’autre côté, on observe la consolidation quasiment institutionnelle des divers collectifs – partis politiques, activistes issus des mouvements sociaux, organisations de la société civile – dont le comportement est devenu de plus en plus politique et stratégique, et de plus en plus régi par un langage juridique. L’importance croissante des discussions d’ordre technique et juridique n’annule pas la pulsion constituante de la première étape de la Convention. Tout simplement, celle-ci s’estompe. Certes anecdotique, la proposition (approuvée en commission et rejetée en séance plénière) de supprimer tous les pouvoirs de l’État s’inscrit bien dans cette pulsion initiale.
Or, au fil de 953 audiences publiques auxquelles ont participé des organisations communautaires, des ONG, des universitaires et des dizaines de groupes d’intérêt, les conventionnels ont dû adopter un langage à la fois accueillant et ajusté à leur rôle institutionnel. C’est au cours de cette deuxième étape de la Convention qu’a été institutionnalisée la participation populaire. Compte tenu de la raréfaction du temps disponible pour avancer sur les contenus, la Convention a annulé les semaines de contact territorial dans les districts, limitant ainsi la relation avec les citoyens.
De là, une centralisation des audiences publiques, des initiatives populaires et des consultations des peuples originaires. Près d’un million de personnes ont librement soutenu des dizaines de propositions de normes sur les sujets les plus divers, même si les conventionnels n’étaient pas tenus de les retenir.
Perception dégradée
La tension entre moment constituant et moment constitutionnel se résout donc, au cours de cette deuxième étape, à l’avantage du second. Force est d’ailleurs de constater l’effet pervers provoqué par l’immersion des conventionnels dans le travail d’élaboration de la nouvelle Constitution. Cette immersion se paie au prix fort de polémiques de plus en plus pointues et hors de portée pour les citoyens, accompagnées d’explosions identitaires mettant en doute jusqu’à la possibilité d’un monde en commun. Avec pour résultat une perception de la Convention de plus en plus négative, attestée par les sondages d’opinion, à l’image de la classe politique traditionnelle.
Lorsque sont abordées en séance plénière les propositions d’articles venant des huit commissions, l’attitude des conventionnels devient réflexive et hautement stratégique, combinant des prises de position sur les contenus de la Constitution et les intérêts dont ils sont porteurs. Des alliances entre les conventionnels venus des mouvements sociaux et ceux davantage mobilisés par d’autres causes apparaissent. Le 4 juillet 2022, la Convention constitutionnelle a remis au président de la République Gabriel Boric le texte de la nouvelle Constitution, finalement rejeté lors d’un référendum à vote obligatoire le 4 septembre 2022.
Revue Projet *
(1) par Alfredo Joignant est sociologue et politiste, Rodolfo López est post-doctorant en sociologie au Centre d’études sur la cohésion et les conflits sociaux (COES) et Juan Pablo Rodríguez, est docteur en sociologie et rattaché au Centre d’études sur la cohésion et les conflits sociaux (COES). Les trois travaillent à l’université Diego Portales (Chili).
DATES CLÉS : 18 octobre 2019 – vaste soulèvement social, dont émane l’idée d’une nouvelle Constitution / 20 octobre 2020 – référendum dit « d’entrée », soldé par un « oui » à près de 80 % à la question « Voulez-vous une nouvelle Constitution ? » / 15 et 16 mai 2021 – élection de la Convention constitutionnelle (ou Assemblée constituante), chargée d’élaborer la nouvelle Constitution. / 4 juillet 2021 – entrée en fonction de la Convention. / 4 juillet 2021 – 5 janvier 2022 – première étape de la Convention sous la présidence de la représentante Mapuche Elisa Loncón. / 5 janvier – 4 juillet 2022 – seconde étape de la Convention sous la présidence de Maria Elisa Quinteros (indépendante, Mouvements sociaux). / 4 juillet 2022 – remise d’une nouvelle Constitution au Président Gabriel Boric. / 4 septembre 2022 – référendum avec vote obligatoire d’approbation de la nouvelle Constitution. Le « non » l’emporte à 62 %.