Le site Alencontre.org propose cette semaine un article sur la campagne présidentielle sous la signature de José Natanson… Le modèle proposé par le candidat Lula da Silva, est un modèle de conciliation des intérêts, un système complexe qui a procédé, tout au long de ses années de pouvoir – janvier 2003 à janvier 2011 -, à une recherche permanente d’équilibres et d’associations.
Photo : Veja
Plutôt que de résoudre les contradictions, le «Lulisme» a cherché à les atténuer, ce qui a abouti à un équilibre toujours instable: réduire la pauvreté sans affronter le capital, préserver l’appui du Mouvement des sans-terre (MST), tout en poussant l’agrobusiness, garder le vote des secteurs conservateurs du Nord-Est en faisant avancer des réformes progressistes. L’idée d’un pacte avec le capital ne faisait pas partie du programme initial du PT [Parti des travailleurs créé en février 1980], qui a émergé dans les années 1980 dans le cadre du mouvement de résistance à la dictature avec des propositions beaucoup plus radicales.
Tel que nous le connaissons aujourd’hui, le «Lulisme» est le résultat de la modération idéologique progressive de Lula au cours des années 1990, lorsque les défaites successives contre Fernando Collor de Mello [en 1989] et Fernando Henrique Cardoso (à deux reprises: en 1994 et en 1998, dates des élections) l’ont convaincu que l’orthodoxie économique n’était pas incompatible avec la popularité électorale. Il s’agit d’une conséquence d’un changement de la base [socio-électorale] d’appui à Lula qui s’est produit au cours de son premier mandat, lorsque le scandale du mensalão [achat de votes par la direction du PT – sous l’égide de José Dirceu – pour obtenir des majorités à la Chambre.
Cette turpitude éclata en juin 2005 a entraîné une désaffection de larges secteurs de la classe moyenne, des intellectuels et des travailleurs syndiqués du centre et du sud du pays. Ils furent [partiellement] remplacés par les électeurs des zones les plus pauvres des périphéries urbaines et surtout du Nord-Est, qui étaient jusqu’alors enclins à des propositions «néo-féodales». Or, grâce à la dynamique inclusive des politiques sociales et de la Bolsa Familia [programme d’aide sociale pour lutter contre la pauvreté, avec une dimension conditionnelle : la scolarisation des enfants] ils ont commencé à voter pour Lula.
La répartition des bases électorales entre le parti au pouvoir et l’opposition restant similaire, cette mutation de l’électorat luliste est passée inaperçue jusqu’à ce que le politologue André Singer la détecte et l’analyse dans un livre qui fera date [1]. En passant de la classe moyenne aux exclus et du sud au nord, le «Lulisme» a fait date: pour la première fois dans l’histoire du Brésil, les plus pauvres des pauvres ont voté pour un candidat de gauche.
Le modèle luliste de régulation des conflits, qui a connu le succès pendant sa longue décennie au pouvoir, a été rendu possible par trois particularités et circonstances. La première est la culture politique brésilienne, qui tend à traiter les grands changements historiques – l’indépendance, l’abolition de l’esclavage, la proclamation de la République, la fin de la dictature – par des réformes graduelles, par l’accumulation et la négociation plutôt que par la rupture. La seconde est liée aux conditions exceptionnelles du boom des matières premières, ce qui a permis de progresser dans la redistribution des revenus sans affecter les marges bénéficiaires des banques et des entreprises. La troisième est le leadership unique/spécifique de Lula.
Les limites du modèle
Le cycle Lula – les deux gouvernements de Lula et le premier de Dilma Rousseff [2011-2014 et janvier 2015 août 2016] – a combiné stabilité politique, croissance économique (modérée par rapport à d’autres gouvernements du cycle progressiste, mais soutenue) et de formidables avancées en matière d’inclusion sociale, tant matérielle que symbolique. Le fait le plus important est bien connu : 35 millions de personnes sont sorties de la pauvreté pour entrer dans la dite nouvelle classe moyenne pendant les gouvernements du PT. D’autres avancées sont moins médiatisées mais tout aussi importantes : les quotas raciaux et ethniques pour démocratiser l’accès au système universitaire élitiste du Brésil ; le plan Brasil Sorridente. A saúde buccal a sério (Brésil souriant. La santé bucco-dentaire prise au sérieux) – des dentiers gratuits ont été « distribués » dans un pays qui, au moment où Lula est entré en fonction, comptait 30 millions de personnes édentées – et la plébéisation, tout à fait dans le style du premier péronisme argentin, de domaines jusqu’alors réservés aux élites blanches. Deux millions de Brésiliens, par exemple, sont montés dans un avion pour la première fois pendant l’administration du PT: la plupart d’entre eux étaient des pauvres qui travaillaient dans le sud et qui avaient auparavant fait trois jours de bus pour rendre visite à leur famille dans le Nord-Est pendant les vacances de fin d’année [2].
Mais cette stratégie de conciliation impliquait aussi certaines limites. La politique d’alliance avec les grandes entreprises a empêché Lula d’opérer une avance dans une réforme fiscale progressiste qui aurait modifié de façon permanente la répartition du pouvoir ; la législation du travail, sauf dans le cas de l’emploi domestique, est restée inchangée ; les profits du secteur financier ont battu tous les records. Il n’y a pas eu non plus de progrès en matière de réforme politique : Dilma Rousseff ne l’a tenté que tardivement [entre autres pour ce qui avait trait à la corruption systémique] et ce fut, en fait, l’une des raisons de sa chute. Le changement de la composition de l’électorat, l’inclusion de nouveaux électeurs via la consommation et une certaine somnolence de la direction du PT, à l’aise dans la tiédeur bureaucratique des organes de l’État, des fonds de pension et des entreprises publiques, ont freiné l’élan réformiste et conduit à une démobilisation du militantisme. Le moment venu, Dilma a été écartée du pouvoir [en août 2016], à l’issue d’un procès en destitution entaché d’irrégularités, sans qu’il y ait la plus petite réaction.
Avec ses réussites et ses limites, le «Lulisme» n’est pas un «point zéro» de l’histoire du Brésil, mais une partie du processus historique qui a commencé avec la fin du cycle militaire et l’inauguration de la Nouvelle République. Une étape qui commence en 1985 et qui est aussi le fruit d’une tension non résolue: la tentative de régler la dette sociale de la dictature, – symbolisée par la «Constitution citoyenne» [Constituição Cidadã] de 1988 [promulguée le 5 octobre] – et le contexte international dans lequel elle s’insère, qui lui est marqué par la montée du néolibéralisme.
La solution institutionnelle à cette ambiguïté est ce que l’on appelle le « présidentialisme de coalition ». Les politologues ont consacré des tonnes d’articles à cette question qui passe pour très sophistiquée mais n’est rien d’autre que la nécessité pour le Président – apprise après la mise en accusation de Fernando Collor [et sa destitution par la Chambre des députés en septembre 1982 ; il démissionne en décembre avant que le Sénat se prononce] – de s’assurer le soutien du parlement en construisant une alliance plus large que celle qui a rendu son élection possible. En gros, il s’agit de garantir les votes nécessaires pour que le Congrès ne fasse pas obstacle à la gouvernabilité et, si nécessaire, ne le démette pas de ses fonctions. Cardoso, Lula, Temer (lui-même issu de ce système an tant que vice-président sur le ticket de Dilma Rousseff) et Bolsonaro ont eu recours à cette méthode, mais pas Dilma, qui a fini par en payer le prix.
Le revers de la médaille du présidentialisme de coalition est qu’il contraint le gouvernement à un exercice agaçant de négociations avec une jungle de partis désidéologisés et de leaders vénaux – le fameux Centrão [ensemble de partis qui vivent du clientélisme propre à leurs liaisons avec les diverses institutions étatiques] – qui se battent pour obtenir des avantages pour leurs districts, leurs électeurs/électrices et eux-mêmes, dans de véritables enchères pour assurer leur adhésion. Leurs liens avec les grands entrepreneurs de travaux publics assurent l’huile qui lubrifie la machinerie. Il en résulte un système opaque de relations entre le Congrès et l’exécutif qui impose des limites à la volonté réformiste des gouvernements. Ce système nourrit de facto une dynamique de corruption systématique, qui peut être modérée mais non combattue.
Dans leur ouvrage Brasil autofágico (Le Brésil qui s’auto-dévore) [3], les politologues Daniel Feldmann et Fabio Luis Barbosa dos Santos analysent la fin du cycle luliste et l’ascension de Bolsonaro dans le contexte plus large de la crise du capitalisme qui a débuté dans les années 1970. Pour ce faire, ils discutent la thèse qui explique comme suit l’épuisement de la vague progressiste latino-américaine : les gouvernements progressistes ont créé les conditions pour l’émergence d’une nouvelle classe moyenne, la classe moyenne est individualiste et conservatrice par définition, les gouvernements progressistes perdent les élections. Le problème de cette explication – affirment-ils – est qu’elle dédouane les gouvernants de toute responsabilité, comme ces personnes qui, lorsqu’on leur demande de citer un de leurs défauts, répondent «je suis très perfectionniste ». L’explication omet les angles morts, ce que les gouvernements n’ont pas réussi à résoudre et ce qu’ils ont fait de définitivement erroné.
Les auteurs affirment que, en ne modifiant pas les structures profondes de la distribution du pouvoir et en ne transformant pas à la racine le modèle de production, les gouvernements progressistes ont réussi à contenir, mais pas à inverser, la crise de longue durée du capitalisme, qui a fini par les emporter. Dans le cas du Brésil, ils identifient trois décisions, fondamentales pour le «Lulisme», qui précipiteront plus tard sa fin: la nomination précoce du néolibéral Henrique Meirelles [il était alors, de 2003 à 2011, à la direction de la BankBoston] à la tête de la Banque centrale (ce n’est pas une coïncidence si Meirelles lui-même a été plus tard le ministre des Finances de Michel Temer – de 2016 à 2018); le pacte trompeur et hypocrite avec les partis du Centrão afin d’échapper [momentanément] aux conséquences du mensalão; le renforcement du pouvoir des militaires. Décisives pour la survie initiale de Lula, ces décisions l’ont empêché d’améliorer la structure fiscale, de rendre la politique plus transparente ou de traduire en justice les responsables de la répression durant la dictature [1964-1985]. Plus important encore, ces décisions ont encore renforcé ce que les auteurs appellent les « agents d’accélération », ceux qui mèneront plus tard à l’impeachment [destitution] de Dilma Rousseff, ce qui ne traduisait pas un tournant à 180 degrés mais une conséquence logique, voire prévisible, s’inscrivant dans la même orientation historique.
Bien qu’intéressant pour éclairer les points sombres d’une période dont on se souvient aujourd’hui avec nostalgie, l’explication selon laquelle la fin du «Lulisme» s’explique par sa «faiblesse réformiste» est problématique, du moins si l’on en juge par les contre-exemples. Prenons celui de Dilma Rousseff elle-même. Elle a tenté un modèle moins conciliant – et certainement moins tolérant à l’égard de la corruption – que celui de son parrain politique. Elle a fini par être écartée par destitution. Et celui d’Hugo Chávez qui a bien tenté de supprimer la structure capitaliste par un festival d’expropriations. Il a voulu créer initialement une démocratie de base par le biais des communes et il a promu une réforme constitutionnelle socialiste, tout cela pour finir par entraîner le Venezuela dans le chaos économique, l’autoritarisme politique et l’émigration massive. La question est peut-être: est-il possible de réformer le Brésil sans une alliance de classe?
Le retour…
En janvier 2019, quelques mois avant la désignation en Argentine d’Alberto Fernández comme candidat et la construction du Frente de Todos, nous nous interrogions en couverture du Monde Diplomatique sur le retour de Cristina Kirchner. L’ancienne présidente [2007-2015] est de retour, mais pas de la façon dont nous l’avions imaginé.
Lula reviendra-t-il ? Pour l’instant, il fait tout son possible : après sa libération, le recouvrement de ses droits politiques et l’annulation de sa condamnation par le Tribunal suprême fédéral, l’ancien président s’est attelé à la tâche de constituer un front composé de dix partis dont le symbole principal est l’incorporation sur son ticket du conservateur Geraldo Alckmin, le propre rival de Lula aux élections de 2006, comme candidat à la vice-présidence.
Très raisonnable d’un point de vue électoral, l’option d’ouverture de Lula implique de laisser à l’arrière-plan le renouvellement générationnel subi par la gauche brésilienne : un processus dont sont issues des figures jeunes comme Manuela d’Ávila [membre du PC, députée fédérale de 2007 à 2015; députée à l’Assemblée législative du Rio Grande do Sul de 2015 à 2019, colistière de Fernando Haddad du PT à la présidence] et Guilherme Boulos [du Mouvement des travailleurs sans toit, affilié au PSOL]. Il soumet les membres du PT à l’obligation d’avaler une pilule amère en devant voter pour des opposants du passé. Ce qu’illustrent deux épisodes récents : un rassemblement dirigé par Lula à Pernambuco, au cours duquel un candidat local a été hué par les militants, qui n’avaient pas oublié son vote en faveur de la destitution [4]; une assemblée à Recife, également animée par Lula, au cours de laquelle les organisateurs ont eu recours à des applaudissements enregistrés pour couvrir les sifflets contre les nouveaux alliés [5].
La stratégie de Lula est simple : construire une alliance qui, plutôt qu’affirmer une gauche contre la droite, oppose la démocratie au néo-fasciste. Comme Emmanuel Macron, qui a réorganisé le système politique français pour vaincre Marine Le Pen, Lula entend créer une nouvelle polarisation qui lui permettra de récupérer le modèle de conciliation de la Nouvelle République, dont le bolsonarisme serait, selon cette analyse, une déviation, quasiment un accident. Mais est-ce possible ? La société brésilienne n’est plus ce qu’elle était il y a vingt ans, lorsque Lula est arrivé au pouvoir sur une vague d’espoir. La politisation des Églises évangéliques, le pouvoir destructeur des réseaux sociaux, le renforcement de l’extrême droite… le monde d’aujourd’hui est celui de Trump et de Bolsonaro. Avec ses mille ressources politiques, Lula nage à contre-courant de l’époque. Il gagnera probablement les élections, mais les difficultés à venir seront gigantesques.
D’après A l’Encontre – Cono Sur
(Notes
[1] Os Sentidos do Lulismo : Reforma Gradual e Pacto Conservador, Companhia das Letras, janvier 2012.
[2] José Natanson, El milagro brasileño, Ed. Debate, 2014.
[3] Daniel Feldmann, Fabio Luis Barbosa dos Santos, Brasil autofágico. Aceleración y contención entre Bolsonaro y Lula, Ediciones Tinta Limón, 2022.
[4] www.dw.com/pt-br/o-petismo-n%C3%A3o-ganha-elei%C3%A7%C3%A3o-o-lulismo-aparentemente-sim/a-62693034