Deux vies, un siècle. Dans le roman Une rétrospective, Juan Gabriel Vásquez se livre à une traversée des apparences où le réel et la fiction, Histoire et les histoires, mènent la danse. Chronique publié dans Livres Hebdo par Olivier Mony.
Photo : Seuil
Il y a des jours comme ça… Des jours que l’on voudrait tout entiers dévolus à la joie et qui pourtant sombrent inexorablement dans le morose. Ainsi en va-t-il de ces journées d’octobre 2016 où le cinéaste colombien Sergio Cabrera s’apprête à voir son œuvre faire l’objet d’une rétrospective intégrale à la cinémathèque de Barcelone. Un honneur traditionnellement réservé aux seuls très grands. Pourtant Cabrera ne parvient pas vraiment à se réjouir. Son couple bat sérieusement de l’aile et son pays vit une période de transition périlleuse avec des accords fragiles de paix entre le gouvernement et la guérilla, après plus d’un demi-siècle de conflit. Surtout, Sergio apprend, à quelques jours de son arrivée en Catalogne, que son père Fausto, monstre sacré de la scène et de l’écran, vient de mourir. Bien que profondément bouleversé, il prend la décision de ne pas assister à ses obsèques à Bogotá, officiellement pour respecter les engagements pris avec ses hôtes.
Ce père, toujours bigger than life fut autant une ombre écrasante qu’un modèle à suivre. Parfois à marche forcée. Ce n’est pas auprès d’une tombe que Sergio rendra le mieux hommage à cet homme qui emporte avec lui la fabuleuse et terrifiante traversée du siècle. Un périple entamé dans l’Espagne encore républicaine et poursuivi dans différents pays d’Amérique latine, mais aussi dans la Chine de la Révolution culturelle, horizon rêvé et miroir aux alouettes du révolutionnaire qu’était Fausto et qu’il demeura jusqu’à travers son engagement dans la guérilla colombienne. L’intendance, c’est-à-dire femme et enfants, a dû suivre. Une vie donc ; ou plutôt deux, tant celle de Sergio fut inextricablement liée à celle de ce père hors du commun.
Fresque politique et roman de formation, tout pour plaire. Singulièrement aux lecteurs de l’un des maîtres du roman latino de ce temps, Juan Gabriel Vásquez. Avec cet infiniment ambitieux et troublant Une rétrospective, le Colombien se place à la fois à l’ombre tutélaire de son maître Vargas Llosa (le livre a d’ailleurs reçu le prestigieux prix qui porte son nom) et aussi aux côtés d’un Javier Cercas ou d’un Héctor Abad.
Car comme chez ceux-là, dans ces pages, la fiction romanesque se coltine joliment au réel puisque seuls quelques trop rares cinéphiles le savent, Sergio Cabrera existe bel et bien (et est même considéré comme le plus grand cinéaste colombien de ces quarante dernières années) comme chacun des personnages et des âmes errantes qui traversent ce livre. Tout y est vrai. D’une vérité que seul autorise le mensonge romanesque.
Olivier MONY
Livres Hebdo
Une rétrospective de Juan Gabriel Vásquez, traduit de l’espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon, aux éd. Du Seuil. 464 p., 23 euros