De toutes les questions qui se sont posées au cours du processus constitutionnel, celle-ci semble être la plus simple, mais la plus importante. Tout en débattant au sujet du pour et du contre de la proposition présentée par la Convention constitutionnelle, il est important de revenir à l’essentiel du débat. Avec cet objectif, « UCHILE Constituyente », en collaboration avec la Fondation Max Planck et l’Institut Défis de la Démocratie, a organisé les séminaires « Salle Constituante. Dialogues au cœur de l’Université du Chili », neuf rencontres autour des principales normes du texte constitutionnel. Nous avons rassemblé les points principaux de la première séance, au cours de laquelle a été analysée l’utilité de la Constitution d’un pays.
Photo : Pauta
Onze chapitres, trois cent quatre-vingt-huit articles, un préambule, cinquante-sept normes transitoires, cent soixante-dix-huit pages. Ce sont quelques-uns des chiffres qui marquent la proposition de texte de la nouvelle Constitution, présentée le 4 juillet, et qui devra être voté par les Chiliens le 4 septembre lors du plébiscite de ratification de sortie. Au-delà de ces chiffres, l’essentiel est dans le contenu : chaque norme en elle-même est une source d’information qui a une portée, un sens pour l’avenir du pays. Une Constitution politique cherche à tracer une feuille de route, un horizon à travers lequel une société chemine dans la durée, répondant au contexte et au moment historique.
Dans ce contexte, l’Université du Chili a créé la plate-forme UChile Constituante, à travers laquelle elle a contribué au processus à partir des connaissances de ses universitaires, hommes et femmes. Comme dernière étape du projet, neuf séminaires ont été organisés pour analyser et expliquer au public la portée de la proposition constitutionnelle, en vue de promouvoir un vote éclairé. La première de ces rencontres s’est tenue le 5 juillet, au lendemain de la remise du texte au président Gabriel Boric. Au cours de la session intitulée « Nouvelle Constitution : quels sont ses axes directeurs ? », la pertinence d’avoir une Constitution politique et les principales lignes directrices qui marquent la proposition que le Chili a entre les mains aujourd’hui ont été analysées.
Nous partageons une partie de ce qui a été discuté à travers la voix de ceux qui ont pris la parole : Francisco Zúñiga et Ana María García Barzelatto, universitaires de la Faculté de droit ; Claudia Heiss, universitaire de la Faculté de gouvernement, et Carolina Carrillo, du Centre d’études de la Fech (Fédération des étudiants du Chili) de l’Université du Chili.
Qu’est-ce qu’une Constitution ? À quoi sert-elle ?
La question la plus simple, mais en même temps la plus fondamentale, a lancé le débat. Il y eut consensus sur le fait que les Constitutions marquent non seulement l’ordre institutionnel d’un État et ses relations de pouvoir, avec certains éléments pour le limiter et d’autres pour le réglementer. Il a été déclaré que les Constitutions sont faites pour accorder la dignité aux personnes, à travers des droits qui leur sont donnés afin d’atteindre un plus grand bien-être. Le concept de « bien commun » a également émergé ainsi que la façon dont une Constitution devrait orienter son contenu normatif vers la recherche de ce bien commun.
Les Constitutions, comme l’ont convenu les panélistes, répondent également à un moment précis et à un contexte historique. « Ce sont des filles de leur temps », a déclaré Francisco Zúñiga. Enfin, il a été souligné que ces textes devraient pouvoir nous reconnaître en tant que société, à travers une identité commune consacrée au moyen d’un pacte social. Claudia Heiss : « Les Constitutions ont une fonction descriptive, pourrions nous dire : elles décrivent ce que nous sommes en tant que communauté politique, quelles sont les relations de pouvoir existantes dans une société, et elles ont une autre dimension plutôt prescriptive : comment aimerions-nous être ? Quelles sont les choses qui nous tiennent à cœur en tant que communauté politique ? Voudrions-nous aller en tant que société ? D’autre part, les Constitutions limitent l’exercice du pouvoir, mais elles le rendent aussi possible. Autrement dit, elles renforcent en même temps qu’elles limitent, elles sont un peu contradictoires en ce sens (…) » « En outre, les Constitutions reflètent les relations de pouvoir existantes. Nous avons pu le voir au Chili au XIXe siècle, avec la lutte entre libéraux et conservateurs et le triomphe que consacre le remplacement de la Constitution de 1828 par celle de 1833, une Constitution plus autoritaire, plus présidentialiste. En ce sens, il est important de comprendre l’expression des rapports de force dans la Constitution comme un élément de légitimation. Si nous voyons que la Constitution favorise certains groupes par rapport à d’autres, cela va générer des problèmes de légitimité.
Ana María García : « Lorsque nous parlons d’une nouvelle Constitution, nous faisons référence à la manière dont l’État est constitué et à sa façon d’être, sa manière de s’organiser. Cela se traduit par des normes juridiques qui lui donnent une certaine physionomie et des caractéristiques et, en ce sens, les Constitutions ont été présentes dans toutes les formes d’organisation politique, que ce soit dans les cités antiques, les États, les Empires (…) ». « Une Constitution est un ensemble de normes, de règles, écrites ou non, codifiées ou dispersées, qui régissent et organisent la vie politique d’un État ou de toute organisation politique. Bref, c’est l’organisation fondamentale des rapports de force étatiques. Pourquoi est-elle essentielle ? Parce que c’est la première norme à laquelle toutes les autres sont subordonnées. Elle a la suprématie, c’est la norme supérieure ».
Francisco Zúñiga : « Les Constitutions sont des attributs de l’État. La Constitution écrite part du constitutionnalisme libéral bourgeois du XVIIIe siècle, qui cherche à établir un statut limitant l’exercice du pouvoir politique, étant donné qu’il va des monarchies absolues aux États libéraux (…) ».
Qu’attendons-nous d’une Constitution ?
Deux choses : un statut du pouvoir adapté à son système politique démocratique et, deuxièmement, une charte des droits. Les Constitutions libérales des XVIIIe et XIXe siècles nous parlaient d’un statut du pouvoir, pensant essentiellement aux limites du pouvoir. Les Constitutions contemporaines envisagent un statut du pouvoir, en le limitant — parce qu’elles sont dans des États de droit — mais aussi en imposant des balises au pouvoir public en harmonie avec un état social et démocratique de droit. En matière de déclaration des droits, les Constitutions d’aujourd’hui ne se contentent pas seulement de droits individuels ou de droits politiques. Elles vont plus loin et englobent des droits civils qui pensent à l’autonomie des personnes, tels que les droits reproductifs des femmes, les droits de la société numérique, les droits du consommateur et un large éventail de droits économiques, sociaux et culturels, qui impliquent de disposer d’un État robuste et d’un pouvoir politique soumis à certaines directives. C’est une sorte de carte de navigation pour générer les conditions d’une nouvelle citoyenneté sociale.
Carolina Carillo : « Je suis étudiante en sociologie, et peut-être que mon argumentation ne porte pas tant sur la faisabilité juridique de certains articles, mais sur la manière dont une Constitution façonne des défis et des projets qui, en fin de compte, sont liés au pacte social. Et, aussi, avec le fait que le rôle d’une Constitution est de mener une discussion et une législation qui est, comme on l’a dit, « fille de son temps » (…) ». « Face à la crise de 2019, il faut rappeler qu’au-delà de ce que [cette proposition] nous permettra de changer en termes politiques à l’avenir, [l’essentiel est] qu’elle améliore l’État, même avec des éléments novateurs, comme le traitement des informations et des données. [En ce sens, c’est] une Constitution du XXIe siècle, et la principale chose qu’elle accomplit est de nous reconnaître : reconnaître les différentes langues, familles, identités, dissidences ; reconnaître les femmes. Et c’est à cela que nous devrions penser, [en vue de parvenir à] une reconstruction du tissu social. »
Quels sont les axes directeurs de la proposition ?
En analysant les axes centraux du texte, les intervenants sont convenus que l’un des points essentiels est la consécration d’un État social de droit, ainsi qu’un élargissement considérable de nouveaux droits fondamentaux qui n’avaient jusqu’à présent pas eu de statut constitutionnel. En outre, d’autres éléments innovants liés aux questions de genre, à la plurinationalité, à l’environnement et à la création d’un État régional sont établis.
Claudia Heiss : « La nouvelle Constitution répond aux problèmes générés par la Constitution précédente. En d’autres termes, elle résout des problèmes que la Constitution de 1980 a contribué à exacerber dans deux dimensions : d’une part, l’exclusion de certains groupes de la société de la prise de décision politique. La proposition fait des progrès significatifs dans la parité des sexes , l’incorporation explicite des peuples autochtones dans les décisions qui les concernent, dans l’incorporation de mécanismes plus forts de participation citoyenne à travers des initiatives populaires, dans le renforcement des plébiscites locaux, communaux et régionaux (…) ». « Le deuxième élément important en réponse aux problèmes du passé a trait aux droits économiques, sociaux et culturels, et à la protection de l’environnement ; c’est-à-dire la primauté du bien commun sur l’intérêt privé, où la reconnaissance des droits sociaux est très importante ».
Ana María García : « Je considère que les axes centraux de ce projet émanent des premiers articles et, plus précisément, de l’article 1, qui définit le Chili comme « un État social et démocratique de droits ». C’est une expression qui se projette dans le texte constitutionnel à travers la reconnaissance d’une série de droits sociaux, dont certains l’étaient, mais sans garantie et protection expresses. Et de nouveaux s’y ajoutent, assez nombreux, comme le logement décent, le droit à l’eau et à l’assainissement, le droit à la ville, le droit de vivre en sécurité et à l’abri de la violence ; les droits sexuels et reproductifs, et divers droits liés à la nature et à l’environnement (…) ». « Cela signifie en outre un énorme changement dans le rôle que l’État devra développer pour assurer une protection efficace de ces droits, avec une participation beaucoup plus active qu’il n’en a eu jusqu’à présent. Ensuite, il y a d’autres aspects importants qui sont des innovations, comme la plurinationalité interculturelle et la déclaration de l’État du Chili comme État régional et écologique ».
Francisco Zúñiga : « Le projet est le résultat de l’exercice d’un pouvoir constituant démocratique originel et, par conséquent, qui détermine son degré d’innovation et ce que nous appelons la « refondation institutionnelle de l’ordre politique et démocratique ». [Dire] cela, c’est ne pas avoir peur des mots : la « refondation », ce n’est pas partir de rien ; c’est partir d’une page blanche, sans prétexte, sans veto dans le jeu politique d’une délibération constituante authentiquement démocratique (…) ». « En faisant le calcul, nous parlons de cent trois droits fondamentaux autonomes, et d’un chapitre important de droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux ; en plus d’un chapitre solide sur les droits sociaux qui correspond à un État-providence fort. Et naturellement, avec l’ouverture d’une stratégie à plusieurs niveaux et à long terme : vingt, trente ans pour pérenniser un système de protection sociale qui génère les fondements d’une authentique citoyenneté sociale ».
Carolina Carillo : « Les premières revendications de changement constitutionnel devenues populaires dès 2011, émanant du mouvement étudiant, arrivent dans ce nouveau texte. La proposition inclut dans ses axes les concepts qui serviront non seulement à l’analyse juridique, mais aussi au débat public qui aura lieu dans le processus législatif ultérieur correspondant à cette Constitution. En tant que jeunes, nous espérons qu’un processus de discussion approfondi puisse avoir lieu (…) ». « Pourvu que, de là où je parle, émerge une génération volontaire qui s’ouvrira à la politique et [permettra] à ces changements de s’installer. Si nous lisons la proposition [en gardant à l’esprit] l’année 2019 et les pancartes qui étaient présentes, nous pouvons voir que les articles consacrent différents concepts qui étaient très présents dans les revendications que nous avons soulevées en tant que peuples du Chili au cours des vingt dernières années ».
Agence Pressenza