Rencontre avec João Paulo Miranda Maria, réalisateur du film brésilien “Memory House” souligné par la critique

Cristovam, originaire de l’arrière-pays brésilien, travaille dans une usine à lait d’une région prospère du Brésil, ancienne colonie autrichienne. Il s’y sent seul, marqué par les différences culturelles et ethniques. Un jour, il découvre une maison abandonnée remplie d’objets lui rappelant ses origines. Il prend progressivement possession de la maison. Curieusement, des objets y apparaissent, sans explication, comme s’il s’agissait d’un lieu « vivant ».

Photo : Allociné

Né en 1982 à Porto Feliz (arrière-pays de São Paulo) au Brésil, João Paulo Miranda Maria est diplômé en Cinéma et titulaire d’un Master de Unicamp. Il est professeur à l’université UNIMEP et coordonne un collectif et groupe de recherche de cinéma intitulé Kino-Olho dans la ville de Rio Claro, São Paulo. Son cinéma est inspiré par la réalité rurale dans laquelle il vit.

Il a été sélectionné en 2015 à la Semaine de la Critique à Cannes avec le court-métrage Command Action, et en 2016 à la Sélection officielle du Festival de Cannes avec le court-métrage The Girl Who Danced With the Devil, primé de la Mention spéciale du Jury. Son dernier court-métrage, Meninas Formicida, a été nominé à la Sélection Orizzonti du Festival de Venise en 2017. Après sa participation au « Next Step LAB » à la Semaine de la Critique, en partenariat avec « Torino Film LAB », il a développé Memory House à la résidence Cinéfondation à Paris au printemps dernier. Memory House est son premier long-métrage.

Quel a été le point de départ pour ce film ?

Tout a commencé par un rêve, dans lequel j’ai trouvé une maison, pleine de souvenirs et d’objets de mon passé et d’autres personnes. Quand j’ai regardé dans le miroir, j’ai vu la présence d’un vieil homme, empli d’expériences et de souvenirs, un reflet de la maison elle-même. L’histoire est celle de cet homme rustique, comme une pierre brute, qui cache quelque chose de fort et de viscéral. J’avais besoin de réaliser un film qui plongerait dans cette fissure, d’apprendre qui était cet homme, ce qui était en lui, dans son esprit.

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre collaboration avec Antonio Pitanga ? L’aviez-vous en tête lorsque vous avez écrit le scénario ? Pitanga est une figure iconique du « Cinema Novo ». Aviez-vous besoin de revenir à cet héritage ?

Dès le début de l’écriture du scénario, il y a plusieurs années, j’avais déjà imaginé Antonio Pitanga pour incarner le personnage. Certains étaient inquiets de son âge (81 ans), mais j’ai toujours pensé qu’il pouvait apporter une force et une présence épiques au rôle. Pour moi, la présence du temps qui passe, et celles de l’histoire et de la mémoire, sont tout aussi importantes dans ce personnage. En plus de son âge, Pitanga a joué dans le seul film brésilien qui a reçu la Palme d’Or à Cannes : La parole donnée d’Anselmo Duarte en 1962. Il était aussi dans le premier long-métrage de Glauber Rocha, et d’autres films du mouvement révolutionnaire « Cinema Novo » qui a donné́ naissance au cinéma brésilien moderne.

Cristovam est transféré dans une usine de lait dans une petite colonie autrichienne au sud du Brésil, où il est confronté́ au racisme systémique et à la violence. Comment cela fait-il écho à la situation politique actuelle du Brésil ?

Le Brésil d’aujourd’hui est confronté à une crise qui demande du courage et de l’audace artistique. Le scénario a été écrit il y a plusieurs années (2015) mais il devient de plus en plus actuel dans son propos. Le Brésil traverse une période de grand conservatisme et d’actions fascistes de la part de son gouvernement actuel. Les partisans de ce mouvement réactionnaire agissent avec violence et dans l’ignorance. Le film est une métaphore de cette situation où le racisme, le machisme et l’intolérance sont très présents. On constate cela aussi dans d’autres pays, pas seulement au Brésil. Et la crise sanitaire actuelle nécessite un renouveau. C’est dans des moments de crise que naissent les révolutions, et je crois de plus en plus que l’heure est venue.

L’atmosphère des années 70 : pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le Brésil représenté dans votre film ?

C’était un choix volontaire de donner au film une atmosphère des années 70, car les années 70 ont été une période de la dictature brésilienne, durant laquelle les artistes et les citoyens ont souffert de la censure et de la torture. Le film dépeint un Brésil perdu dans le temps, où l’on voit un futur arriéré, exagéré et contradictoire. Un pays qui va vers le passé, en pensant que c’est le futur. Le personnage lui-même a ses conflits intérieurs, et marche vers un passé lointain à la recherche d’une renaissance. Malheureusement, le Brésil se dirige vers un abysse et a besoin de se réveiller et changer de direction. Les artistes sont un signe du temps, ils révèlent l’avènement de demain.

Le village autrichien où le film se déroule est un lieu étrange et effrayant. L’avez- vous imaginé et construit ou cet endroit existe-t-il vraiment ?

Cet endroit existe, mais bien entendu l’histoire est fictive. La plupart des acteurs sont des habitants de la région qui vivent encore réellement dans une culture autrichienne traditionnelle. J’avais écrit l’intrigue comme si elle s’était passée dans un Brésil qu’on ne reconnaît pas, avec un climat froid, avec une autre langue et d’autres traditions. C’est un endroit initialement peuplé de descendants et d’immigrants qui ont fui la Seconde Guerre mondiale. La « maison de la mémoire » est réelle également. Elle a été construite lors de la fondation de la colonie, par un ancien officier de police. Ce sont de vrais résidus du passé et ils apportent leur authenticité au film.

Qu’est-ce qui vous a conduit à explorer les mythes de la culture populaire brésilienne et l’esprit du « Boiadeiro » (cowboy brésilien) ?

Je ne suis pas religieux, mais je cherche toujours à révéler quelque chose d’« invisible » qui n’est pas tout à fait dans l’image. Quelque chose que nous ressentons tout simplement. Le chamanisme indigène, de même que les religions africaines et chrétienne, font partie de la culture brésilienne. Une des figures principales est celle du « caboclo boiadeiro » qui vient pour purifier la société et créer quelque chose de nouveau. La bande sonore inclut le thème musical de la possession de cette entité, apportant une dimension spirituelle au film. Je voudrais que le spectateur se sente immergé, de sorte qu’il ait l’impression en entrant dans une salle de cinéma qu’il entre dans un temple.

Les figures du taureau et de la vache traversent le film, depuis l’exploitation animale dans l’usine de lait jusqu’à l’énorme masque folklorique de taureau que Cristovam porte à la fin. Comment en êtes-vous venu à travailler avec cette figure animale, et que représente-t-elle ?

Les employés et les bêtes sont traités comme des machines. Dès le départ, le personnage évolue dans une usine extrêmement blanche et hygiénique, où il est terré dans un trou dans sa tenue futuriste. Il essaie de savoir qui il est sous cet uniforme, jusqu’à ce qu’il trouve une autre peau et commence à ressentir plus d’empathie pour les animaux que pour ces hommes. Il joue du « berrante », un instrument à vent, pour communiquer avec eux et se remémorer ses vies précédentes. Le masque qu’il porte vient du folklore de l’État du Goiás, et s’apparente aussi à l’entité du « caboclo boiadeiro ». Ce masque agit comme une force extérieure qui prend forme en lui, à la fois spirituelle et sauvage. Il lui donne de la force, le rendant capable d’affronter la communauté́ dans laquelle il vit.

Cristovam est marginalisé dans la ville du Sud, en tant que vieil homme noir du Nord. Sa difficulté à nouer des liens sociaux l’isole dans la vieille maison, qui semble presque vivante. Pouvez-vous nous en dire plus sur la « maison de la mémoire », qui a donné son titre au film ?

Cette maison représente tous les souvenirs de ses origines et de ses ancêtres. C’est un lieu abandonné et oublié où les gens se débarrassent d’objets dont ils ne veulent plus, apparemment inutiles. Elle représente un endroit plein d’« antiquités », bonnes et mauvaises, très semblables à l’esprit du personnage.

Comment s’est passée votre collaboration avec le directeur de la photographie Benjamin Echazarreta (Une femme fantastique, Oscar du meilleur film étranger, et Gloria) pour votre premier long-métrage ?

C’était incroyable, parce qu’il a apporté sa solide expérience au film. Habituellement, je fais peu de prises de vue et peu d’options pour chaque scène, donc chaque plan est presque une photographie, minimaliste, mais riche en détails, créant une image qui suggère plus que ce qui est visible. L’une de mes principales priorités pour le film a été de trouver un moyen de capturer la lumière dans les yeux des personnages (leur esprit) et Benjamin a apporté une réelle solution en termes de lumière (sans VFX) pour enregistrer vraiment ce qu’il y a dans l’iris.

NOTE DE LA PRODUCTION BE BOSSA

Nous avons découvert l’œuvre de João Paulo à travers ses courts-métrages. Nous avons été impressionnés par sa manière de dépeindre sa petite ville insulaire, et sa démarche naturaliste dans la direction d’acteurs et la mise en scène, avec un souffle de fantastique, de réalisme magique. Les films de João sont calmes et forts, comme lui. Nous voyons dans son œuvre une intéressante « violence cachée », comme nous la voyons dans la société brésilienne elle-même. Ses courts-métrages ont déjà prouvé la capacité de João à être à la fois local et universel, puisque ses films ont été montrés et primés à travers le monde (notamment à Cannes et à Venise). À présent, et pour son premier long-métrage, nous voyons que non seulement il a gardé ces qualités, mais qu’il va plus loin encore.

Dans Memory House, João fait le portrait d’un homme qui pénètre dans une culture étrangère à la sienne, bien que dans son propre pays. Même si le film ne se passe pas à une époque précise, il est frappant de voir à quel point il reflète la société brésilienne contemporaine, si contradictoire. Nous croyons que le film touche à des questions profondes d’identité, de race, d’appartenance et de xénophobie, d’un point de vue très humain et intime.

En travaillant main dans la main avec Didar Dohmeri et Maneki Films, le film a été construit à travers une collaboration réelle entre la France et le Brésil. Durant le tournage, dans un lieu reculé du sud profond au Brésil, nous avons vu une équipe artistique et technique internationale, dont certains membres ont été primés aux Oscars, travailler main dans la main et avec passion avec des talents locaux, ce qui a donné un film magnifiquement travaillé dans ses moindres détails. Chaque image, chaque son dans le film ont été réfléchis et anticipés par João et maîtrisés par une équipe très créative et multiculturelle. La distribution est tout aussi variée, mélangeant des acteurs professionnels et non professionnels. Mais le choix d’Antonio Pitanga pour donner vie au personnage complexe de Cristovam est l’un des aspects les plus bouleversants du film pour nous.

Pitanga est un acteur brésilien iconique de 81 ans, qui a joué dans le premier film de Glauber Rocha, Barravento, et dans de nombreux autres chefs-d’œuvre du « Cinema Novo », une grande star dans tous les aspects de la culture brésilienne. C’était très beau de le voir sur le tournage, s’abandonner complètement à la direction confiante et provocatrice de João. Le résultat de cette rencontre puissante est très unique, et nous sommes persuadés qu’il va toucher les spectateurs du monde entier au plus profond de leur âme, comme il a touché la nôtre.

Paula Cosenza et Denise Gomes

Memory House de João Paulo Miranda Maria (Brésil/France), 87 min.