Le second tour des élections présidentielles colombiennes qui a eu lieu le 19 juin 2022 opposait Gustavo Petro et Francia Márquez (Pacte historique, gauche), d’une part, et Rodolfo Hernández et Marelen Castillo (candidature indépendante, soutenue par la droite au second tour), d’autre part. Il a vu la victoire des premiers avec 50,44 % des voix. C’est la première fois que la gauche arrive au pouvoir. Cet entretien avec la vice-présidente Francia Márquez a été conduit par le journaliste Gerardo Szalkowicz et publié par ALAI le 28 juin dernier.
Photo : Pressenza
Le phénomène Francia Márquez a révolutionné la politique colombienne et a été un signal fort dans des élections qui ont ouvert la voie au premier gouvernement progressiste de l’histoire de la Colombie. Long entretien avec la leader sociale et écologiste, première vice-présidente noire du pays producteur de café. Cela faisait bien longtemps que dans la politique latino-américaine ne surgissait pas une figure qui change totalement la géométrie du pouvoir et son hégémonie de classe comme c’est le cas avec Francia Márquez. Femme noire, pauvre, déplacée, subalterne, leader sociale, écologiste et féministe, elle sera la première vice-présidente afrodescendante dans l’ère qui s’ouvre pour la Colombie après une rupture avec 214 années de gouvernements de droite.
« Je suis parce que nous sommes » [Soy porque somos] est le nom de son mouvement, traduction du concept africain ubuntu que Francia explicite : « C’est une philosophie qui nous enseigne à ne pas nous penser individuellement, que je suis parce que tu es, que nous sommes si la nature est. C’est le défi de repenser la valeur de la vie, tellement fracturée dans notre pays, en partant toujours d’une construction collective .» Et dans cette cosmovision communale apparaît le caractère disruptif et symbolique de son leadership : sur ses épaules pèsent les cris de ses ancêtres asservis, les revendications des communautés exclues, les rêves – comme elle aime le dire – des Colombiennes et des Colombiens qui ne sont personne. Francia est née en 1981 à La Toma, un village du département du Cauca. Fille d’une mère accoucheuse et d’un père agromineur, elle a commencé à travailler à 13 ans comme mineure artisanale et, à 16 ans, elle a été mère pour la première fois. Un an auparavant elle avait rejoint la lutte de sa communauté contre un mégaprojet de déviation du río Ovejas. Ce fut le point de départ de ce qui serait un long parcours d’activiste écologiste contre l’exploitation minière illégale et la spoliation, pour lequel elle a reçu le prix Goldman en 2018.
Entre-temps, elle a subi le déplacement forcé en raison des menaces des paramilitaires, elle a réussi à obtenir un diplôme d’avocate pendant qu’elle travaillait comme employée de maison, elle a perdu son compagnon et survécu à un attentat. « Je veux être présidente », a-t-elle écrit en 2019 sur les réseaux sociaux et presque personne ne l’a prise au sérieux, jusqu’à ce qu’en mars dernier elle obtienne presque 800 000 voix aux primaires et que Gustavo Petro la nomme candidate à la vice-présidence. Quelques jours après des élections historiques, Francia nous reçoit et sa simplicité nous éblouit tandis que tombe la nuit toujours chaude sur Cali. Drapée dans l’une de ses tenues typiques aux couleurs vives et tentant avec un sourire aimable de gommer sa fatigue évidente, la prochaine vice-présidente de Colombie s’assied, se déchausse, et se lance dans un discours captivant.
Quels sont les principaux défis que le gouvernement devra relever, les problèmes les plus urgents à résoudre ?
Si le chemin pour y arriver n’a pas été facile, être au gouvernement sera beaucoup plus difficile d’autant que nous envisageons des transformations structurelles. Le premier défi consiste à poursuivre les efforts pour obtenir la paix, en reconnaissant que de nombreux territoires, de nombreuses communautés vivent toujours au cœur du conflit armé et de la violence. La paix requiert des garanties de droits et d’opportunités et, surtout, un chemin vers la réconciliation nationale. Le second défi est celui de la justice sociale. Nous sommes l’un des pays les plus inégaux du monde, alors éradiquer la faim doit être une priorité. Et le troisième défi, c’est la crise environnementale, il faut passer de l’économie extractiviste à une économie durable, mettre la nature au centre. C’est un projet de long terme : 500 ans d’exclusion, de marginalisation, et plus de 60 ans de conflit armé ne s’effacent pas en quatre ans. Nous allons poser les bases de transformations structurelles qui vont bien au-delà d’une période de gouvernement.
Que signifie ton arrivée au pouvoir politique ?
Notre seule présence est déjà une rupture avec l’hégémonie politique. Ce pays a été gouverné par une élite de privilégiés qui n’a jamais cru qu’une femme comme moi pourrait occuper cette place. Une femme noire, pauvre, racialisée, victime du conflit armé et qui a résisté à toute cette politique de la mort. Cette victoire est un cumul de nombreuses luttes, de nombreuses personnes qui sont mortes en luttant, de plusieurs générations qui ont dû subir la violence. C’est la continuité d’un processus de plus de 500 ans. Je fais partie de cette histoire de résistance qui a commencé avec mes ancêtres amenés comme esclaves.
Si on considère d’où tu viens et ceux que tu représentes, quel va être ton rôle ?
Ma lutte sociale va se poursuivre. La vice-présidence n’est pas une fin en soi, c’est un moyen, le but est d’obtenir la paix, d’obtenir la dignité, d’arriver à mettre la vie au centre de tout. Mon rôle sera d’accompagner pour permettre de fermer les brèches de l’inégalité que vivent les secteurs exclus : femmes, jeunes, communautés diverses, peuples ethniques, Indiens, afrodescendants, Raizales [1], régions oubliées. J’aimerais aussi travailler sur les thèmes de la paix et de l’environnement car c’est ce que j’ai fait jusqu’à présent : toute ma vie, j’affronté la guerre et défendu la nature sur nos territoires. Je suis une femme des luttes sociales, pas une femme de bureau, j’espère être aux côtés des gens pour construire les choses à partir des régions et des périphéries. Le président a décidé que je l’accompagne dans d’autres tâches, comme celle de la création d’un ministère de l’égalité, qui cherchera à prendre en compte ces secteurs et territoires exclus, où l’État n’a jamais été présent.
Le changement d’époque que vit la Colombie a réveillé beaucoup d’espoirs en Amérique latine. Comment vois-tu le contexte régional et quelles sont les initiatives qu’il faudrait encourager ?
L’Amérique latine est une des régions les plus appauvries. La crise du COVID qui a mis en évidence les inégalités, nous oblige à nous organiser en un bloc commun pour renforcer l’économie de la région, sans se soucier trop des choix idéologiques de chacun. Il faut construire une économie sociale qui rende aux gens une vie digne. En second lieu : l’Amérique latine possède 40 % de la biodiversité de la planète ce qui nous oblige à assumer ensemble un projet commun aux différents gouvernements pour faire face à la crise environnementale. Cela passe par une transition de l’économie extractiviste vers une économie durable. Troisième point : le thème de la paix passe par la résolution du problème de la drogue en Colombie et dans la région. La légalisation de la feuille de coca et de la marihuana est un chemin que nous devrions tisser ensemble en tant que région. La Bolivie a déjà avancé un peu, l’Uruguay aussi mais il manque une avancée collective régionale vers une politique sur les drogues qui ne soit pas la politique de criminalisation que nous avons eue, une politique qui appréhende la consommation comme un problème de santé et qui génère aussi une économie qui permette aux paysans de vivre. Un autre thème est celui du racisme. L’Amérique latine a 200 millions d’afrodescendants, des personnes qui ne vivent pas dans la dignité et dont les droits ne sont pas garantis. Après 213 ans, je suis la première femme noire vice-présidente de ce pays et la seconde en Amérique latine. Le racisme structurel représente un réel défi : celui de garantir la pleine participation politique des peuples des diverses ethnies, des Indiens et des noirs.
La Colombie a toujours esquivé les processus d’intégration latino-américaine, préférant la subordination aux États-Unis. Comment sera le lien avec la région et avec le Nord ?
Il faut maintenir les relations avec tous les pays latino-américains, ainsi qu’avec les États-Unis. Il faut maintenir des relations diplomatiques, de respect mutuel. Jouer la confrontation n’est pas envisageable. Il faut avancer avec les États-Unis et agir ensemble face à la crise environnementale.
Ces dernières années, les féminismes latino-américains, les luttes des femmes et des dissidences ont connu une véritable avancée et ta personne a suscité un grand enthousiasme. Que peux-tu leur apporter ?
La lutte en partant du féminisme traditionnel revient à partir d’une vision eurocentrée ; nous partons nous d’un féminisme communautaire, d’un féminisme noir. Les femmes blanches luttent pour ne pas être victimes de violences en tant que femmes, nous les femmes noires il nous faut lutter pour ne pas être victimes de violences en tant que femmes, en tant que noires et en tant que femmes pauvres. L’intersectionnalité de race, de classe et de genre est donc très nécessaire. Je suis allée en Argentine quand j’étais en campagne et le gouvernement n’a eu aucune considération pour moi, ne m’a pas reçue et m’a considérée comme une bête curieuse. Le racisme est aussi présent aussi parmi les progressistes et la gauche.
En partant du point de vue du féminisme noir, communautaire, quel message enverrais-tu aux féministes latino-américaines ?
Qu’il ne suffit pas d’être féministe si on n’est pas anticapitaliste, si on n’est pas antiraciste, si on n’est pas anticolonialiste. Il faut construire une réelle sororité, construire avec les hommes aussi, car à nous seules nous n’allons pas vaincre le machisme et le patriarcat. Si les hommes ne révisent pas leurs canons de masculinité, il sera difficile d’avancer.
Durant la campagne vous avez lancé la consigne « vivir sabroso » [Vivre à plein] que la droite a manipulée et dénigrée. Que signifie cette idée forte ?
Chacun l’interprète comme il veut. Pour nous « vivir sabroso » signifie vivre sans peur, être en paix, vivre au sein de nos communautés dans la générosité, la solidarité, la dignité. C’est un objectif de vie, de vie en lien avec la nature.
Quels sont tes modèles ? Quelles sont les figures qui t’inspirent ?
Ma grand-mère, ma mère, mes sœurs, les femmes de ma communauté. À un niveau plus global, Aurora Vergara Figueroa, Angela Davis ; pour l’art et la culture Susana Baca, Nidia Góngora, Mercedes Sosa, Zully Murillo… Ce sont toutes des femmes puissantes !
Comment définirais-tu ta conception politico-idéologique ?
Je me considère anticapitaliste, même si je sais que nous nous sommes servis du capitalisme et qu’en tant qu’humanité, nous avons généré une dépendance à ce système. Néanmoins, cela ne signifie pas que nous ne le remettions pas en question : ce système a conduit la planète à une crise économique, humaine et environnementale. Nous devons reconsidérer ce modèle de développement et de vie.
Dial –
Traduction de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : ALAI, 28 juin 2022. Dial – www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Les Raizales sont un groupe ethnique afrocaribéen protestant originaire de l’archipel de San Andrés, Providencia et Santa Catalina. Il parle le créole de San Andrés, qui est basé sur l’anglais – note DIAL.