Un réseau composé de journalistes de tout le continent revient sur l’affaire Odebrecht, la plus grosse affaire de corruption jamais dévoilée en Amérique latine. Initié au Brésil avec le « Lava Jato », les enquêteurs remarqueront rapidement que le géant brésilien de la construction déroulait ses tentacules corrompus, qui arrosait de pots-de-vin les élites économiques et politiques, sur tout un continent.
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« Voyage au cœur du Lava Jato ». C’est sous ce nom que le Réseau des Enquêtes Journalistiques Structurées (Red de Investigaciones Periodísticas Estructuradas) publiait la semaine dernière une longue enquête visant à faire le point sur les avancées judiciaires dans les différents pays d’Amérique latine touchés par l’affaire de corruption Odebrecht. Ces journalistes, des confrères de sept pays de la région, ont chacun réalisé le bilan de l’affaire Odebrecht pour leurs pays respectifs.
Huit ans après le Lava Jato et six après l’Affaire Odebrecht
Le Lava Jato (le terme portugais pour « car-wash ») sert à désigner depuis 2014 la plus importante affaire de corruption au Brésil. Avec comme point de départ des soupçons de blanchiment d’argent dans une station-service de Brasilia, les enquêteurs mettent à jour un vaste réseau de corruption qui gangrène l’ensemble du pays. Sont impliqués notamment des hommes et partis politiques, des entreprises nationales comme la pétrolière Petrobras et finalement les principales entreprises de construction du pays, notamment le géant Odebrecht.
L’affaire, initialement centralisée sur le Brésil, est menée par le juge-superstar Sergio Moro et prend une ampleur internationale suite à l’arrestation de Marcelo Odebrecht en 2015. L’homme d’affaires, dans l’espoir d’alléger sa peine, passe aux aveux et un de ses employés confesse l’existence d’une « caisse parallèle » : le secteur des « opérations structurées ». Une boîte de Pandore destinée à distribuer des pots-de-vin aux gouvernements afin d’obtenir des marchés publics, mener des actions de lobbys et financer les campagnes politiques de certains candidats loyaux aux intérêts de l’entreprise brésilienne.
Grace à ses généreuses donations, Odebrecht remportait soudainement des marchés publics dans toute l’Amérique latine : construction d’autoroutes, de raffineries, de ponts, de lignes de métros, d’aéroports,… Le coût des travaux, sous-évalué lors de l’appel d’offre, était systématiquement rehaussé dans la facture finale et les gouvernements corrompus alignaient sans broncher. Rien qu’au Pérou, le réseau de journalistes révèle que l’entreprise – principal entrepreneur de l’État péruvien, avec plus de 35 milliards de soles contractés sous trois gouvernements (environ 10 milliards de dollars) – a imputé des dépassements de coûts accumulés qui s’élève à plus de 1 370 millions de dollars.
L’affaire Odebrecht est un tsunami qui emporte tout sur son passage, la totalité des pays d’Amérique latine étant touchés de près ou de loin par cette affaire. Des gouvernements de tous bords politiques sont impliqués, allant du gouvernement d’Hugo Chávez au Venezuela à celui de Mauricio Macri en Argentine. Jamais auparavant, une affaire judiciaire n’avait permis de mettre le doigt avec autant de clarté sur le caractère systémique de la corruption sur l’entièreté du continent latino-américain.
L’heure du bilan
Six ans après, que reste-il de l’affaire Odebrecht en Amérique Latine ? L’enquête montre tout d’abord la disparité des résultats en fonction des pays. Au niveau des condamnations, le Brésil arrive en tête avec actuellement 82 personnes condamnées, des députés mais aussi les dirigeants d’Odebrecht et Petrobras. Le plus célèbre d’entre eux est sans aucun doute l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva, dont la condamnation fut annulée depuis. Le deuxième rang revient au Pérou avec 22 condamnations, notamment des fonctionnaires et des hommes d’affaires. L’affaire Odebrecht avait de fait ébranlé l’opinion publique péruvienne. Pas moins de quatre présidents s’étaient retrouvés impliqués dans ce scandale de corruption : Alán García (qui s’est suicidé le jour de son arrestation), Alejandro Toledo (en fuite depuis 2017), Ollanta Humala et Pedro Pablo Kuczynski. Une enquête est également ouverte sur la participation de Keiko Fujimori, fille d’un ancien président et candidate régulière à l’élection présidentielle. Il s’agirait seulement de la pointe de l’iceberg, l’équipe péruvienne de procureurs ayant actuellement 93 enquêtes en cours contre 1131 personnes et 88 entreprises.
Le Panamá, ainsi que le Pérou, ont infligé des amendes record à Odebrecht (220 et 240 millions de dollars, respectivement). En plus de cela, le Pérou a réussi à remettre la main sur 56 millions de dollars d’argent sale, le Panamá 52 millions et la Colombie 26 millions. De l’autre côté de l’échiquier, l’Argentine, le Venezuela et le Mexique n’ont encore à leur actif aucune condamnation ni amende. Ces pays, ainsi que l’Équateur, n’ont pas non plus réussi à récupérer un centime des millions de dollars de pots-de-vin. Pourtant ces pays ont été fortement touchés par l’affaire Odebrecht. Rien qu’au Venezuela, l’entreprise a remporté 32 marchés publics de projets d’infrastructure. 17 sont restés inachevés, le cas le plus emblématique étant la ligne 5 du métro de Caracas qui ne compte que deux stations depuis 2015.
De plus, les journalistes révèlent que dans tous ces pays, les confessions de l’entreprise sont nettement inférieures aux montants réels des pots-de-vin qui ressortent des enquêtes et des aveux figurant dans les dossiers judiciaires. Par exemple, au Venezuela, alors qu’Odebrecht confesse 98 millions de dollars de bakchichs, les journalistes en comptabilisent déjà 142 millions, même chose en Argentine avec 35 millions confessés sur les 59 réels.
Ces disparités sont liées à l’importance médiatique et politique de l’affaire Odebrecht dans chacun des pays et la mise en place de cellules spécialisées pour mener à bien ces enquêtes. Le retentissement de l’affaire au Brésil et au Pérou fut tel que la justice mit rapidement en place des équipes solides de procureurs indépendants rodées aux affaires de corruption et de crimes financiers. Au contraire du Mexique, où l’enquête fut menée entre 2017 et 2019 par seulement deux agents, menant à de maigres résultats, principalement centrée sur la personne d’Emilio Loyoza, ancien directeur de la compagnie pétrolière Pemex. Alors que des soupçons planent sur des implications au plus haut niveau de l’État (notamment l’ancien président Peña Nieto, le ministre des finances Luis Videgaray, le candidat aux dernières présidentielles Ricardo Anaya), l’enquête patine par manque de volonté politique et de moyens octroyés à l’appareil judiciaire. Ce manque de résultat s’explique aussi par la faible collaboration des différentes institutions publiques du pays, celles-ci mettant parfois plusieurs années pour livrer les informations nécessaires au procureur général.
Les conséquences politiques de l’affaire Odebrecht
En plus des pots-de-vin, Odebrecht aurait pendant toutes ces années participé au financement de nombreuses campagnes politiques sur le continent. Les amitiés politiques de la compagnie ne répondaient à aucune logique idéologique. Au Venezuela, par exemple, l’enquête rapporte des financements de la campagne de Henrique Capriles, (opposant de Chávez) mais aussi de Nicolás Maduro. En Colombie, la multinationale aurait financé des campagnes publicitaires pour le président-Prix Nobel Santos. Cette gouvernance par bakchichs s’étendait au-delà des meetings politiques : Marcelo Odebrecht a dévoilé s’être aussi personnellement impliqué dans le processus d’adhésion du Venezuela au groupe du Mercosur.
Le retentissement de l’affaire Odebrecht aura de nombreuses conséquences sur les scrutins en Amérique latine. De nombreux candidats se font élire sur la promesse d’éradiquer la corruption. C’est notamment le cas, sur des spectres idéologiques diamétralement opposés, de Jair Bolsonaro au Brésil et de López Obrador au Mexique. Pourtant, comme nous avons pu le constater, l’enquête s’embourbe au Mexique. Et que penser du bilan judiciaire de Bolsonaro ? Au départ, tout indiquait que Bolsonaro apporterait le soutien nécessaire à la poursuite du Lava Jato, avec le juge Moro aux commandes du ministère de la Justice. Mais depuis lors, Bolsonaro a désigné un de ses fidèles comme procureur général de la République sans aucune consultation préalable. Depuis un an, le groupe de travail s’occupant du Lava Jato a été dissous et absorbé par une structure moins importante et sans ressources financières. La police fédérale subit aussi une intervention flagrante du président brésilien, qui a refondé par quatre fois son conseil d’administration.
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Plus que jamais, l’enquête « Voyage au cœur du Lava Jato » nous montre l’importance du journalisme d’investigation et d’un système judiciaire indépendant en Amérique latine. Les principales victoires engrangées en termes de condamnations et d’amendes ont été rendues possibles grâce à des équipes d’enquêteurs motivés, des journalistes organisés en réseau et une opinion publique mobilisée. L’affaire Odebrecht démontre en effet que la pression sociale est fondamentale pour obliger le monde politique à rendre des comptes.
Six ans après les faits, et alors que demeurent de nombreuses zones floues, il est temps de tirer les premières leçons de l’affaire Odebrecht. Les mécanismes de financement mises au jour dans cette affaire permettent d’établir des diagnostics précis sur le fonctionnement corrompu des relations public-privé aux plus hauts niveaux de pouvoir en Amérique latine. L’heure est venue pour le continent de transcender ces diagnostics et d’appliquer finalement des remèdes définitifs pour venir à bout de la corruption de ses élites.
Romain DROOG