Nommé ministre de l’Économie d’Argentine en décembre 2019 pour relancer l’activité dans le pays qui traverse sa pire crise depuis 2001, Martín Guzmán a annoncé sa démission samedi 2 juillet dernier . « Je vous écris pour vous présenter ma démission du poste de ministre de l’Économie, dont vous m’avez honoré depuis le 10 décembre 2019 » a-t-il déclaré.
Photo : Hispanos Press
Dans une lettre de sept pages publiées sur son compte Twitter, il n’a pas précisé les raisons de sa démission, mais il a appelé le dirigeant de centre-gauche, Alberto Fernández, à réparer les divisions internes afin que le « prochain ministre » ne subisse pas les mêmes difficultés que lui. « Il faudra travailler à un accord au sein de la coalition au pouvoir », a-t-il ajouté dans le communiqué publié sur Twitter. Cette démission est un coup de théâtre aux conséquences politiques imprévisibles pour le président Alberto Fernández qui devait toute la réussite de sa gestion au succès du plan économique de son ex-ministre.
Elle intervient également deux semaines après que la vice-présidente Cristina Kirchner, très critique à l’égard du gouvernement, a prononcé un discours attaquant l’administration économique de Fernández sur la réponse à apporter à la dégradation de la situation sociale en Argentine. L’ex-ministre, qui avait négocié en mars avec le Fonds monétaire international (FMI) un refinancement du massif endettement de son pays, laisse le gouvernement argentin soumis à une crise politique. Quant au président, il perd un des derniers membres du cabinet qui lui répondait sans nuance, au milieu de la guerre politique qu’il affronte avec sa vice-présidente, Cristina Fernández de Kirchner.
L’Argentine est confrontée aujourd’hui à une crise économique inquiétante. Elle sort de trois ans de récession et fait face à un fort taux de pauvreté, environ 37 %. Le plus important fournisseur mondial de soja, de maïs et de blé est également touché par une forte inflation, 60 % cette année, il est soumis à une dépréciation du peso et à un important déficit public. Cette situation est exacerbée par la hausse des prix des matières premières à l’échelle mondiale, due à la pandémie et à la guerre en Ukraine. Depuis l’accord avec le FMI, le kirchnérisme réclamait la tête de Martín Guzmán qu’il accusait d’avoir condamné le pays à une forte austérité fiscale, aggravant la crise économique et dilapidant les options électorales de son parti pour les prochaines élections générales de 2023.
Martin Guzmán, jeune économiste de 39 ans, ancien élève et proche du Nobel d’économie (2001) Joseph Stiglitz, avait été pendant deux ans en première ligne des négociations, d’abord avec les créanciers du club de Paris, puis avec le FMI, pour restructurer la dette argentine s’élevant à près de 45 milliards de dollars (43 milliards d’euros), legs d’un prêt contracté en 2018 par le précédent gouvernement du libéral Mauricio Macri – le plus important de l’histoire du Fonds. L’accord entre la troisième économie d’Amérique latine et le FMI prévoit une série de mesures macroéconomiques pour maîtriser l’inflation chronique du pays (+50,9 % en 2021, +60,7 % sur les douze derniers mois) et réduire son déficit budgétaire (3 % du produit intérieur brut en 2021) jusqu’à l’équilibre en 2025. Le tout sous suivi régulier du Fonds. En contrepartie, le remboursement de la dette ne débutera qu’en 2026, après une période de grâce de quatre ans, pour s’étaler jusqu’en 2034.
Le FMI avait jusqu’ici donné son aval aux orientations macroéconomiques de l’Argentine depuis l’accord, avec un premier examen de passage réussi, il y a quelques jours, et 4 milliards de dollars déboursés en conséquence. Mais le ministre Guzmán était régulièrement mis en cause par l’aile gauche péroniste de la coalition gouvernementale, incarnée par la vice-présidente (et ex-cheffe de l’État de 2007 à 2015) Cristina Fernández. En effet, la faction de Kirchner a poursuivi Guzmán depuis que le Front de toute l’Union a perdu le contrôle du Sénat lors des élections législatives de mi-mandat de l’année dernière.
Le Parlement n’a ratifié l’accord avec le FMI que grâce au soutien de l’opposition du centre-droit, alors qu’un groupe de législateurs de la coalition au pouvoir dirigée par Máximo Kirchner, le fils de la vice-présidente, a boycotté le vote. Cette frange reprochait au ministre un excès de zèle dans la maîtrise du déficit budgétaire, et de l’émission monétaire, alors que la situation économique de l’Argentine, avec ses 37 % de pauvreté, demanderait, selon cette vision, davantage de largesses sociales. Ces critiques se sont accrues depuis les élections de mi-mandat de fin 2021, qui ont valu à la coalition au pouvoir de perdre la majorité au Sénat.
Guzmán était en désaccord avec la puissante vice-présidente Cristina Fernández sur les orientations macro-économiques du pays. Rappelons que Cristina Kirchner plaide pour plus de dépenses sociales face à un taux de pauvreté de 37 % dans le pays, alors que l’ex-ministre de l’Économie défendait une ligne pragmatique de maîtrise relative des dépenses, de toilettage des nombreuses subventions (dans l’énergie notamment) et une patiente reconstitution des réserves, grâce à une croissance retrouvée (+10% en 2021 après trois ans de récession, +6 % sur les douze derniers mois). Le ministre avait à plusieurs reprises regretté les mauvais signaux transmis aux marchés par ces dissonances au sein de la coalition gouvernementale « Frente de Todos », entraînant le peso argentin sur une pente de dépréciation continue : à 130 pesos pour un dollar au taux officiel, mais 239 au taux de la rue ces derniers jours, contre 170 il y a un an, et rendant ainsi sa tâche plus difficile. Et Martín Guzmán revient sur cette absence d’appui consensuel dans sa lettre de démission, estimant que pour son successeur, « il sera primordial de travailler à un accord politique au sein de la coalition gouvernementale ».
Le FMI, qui a souvent salué Guzmán comme interlocuteur, n’a pas encore réagi à sa démission. Celle-ci pourrait avoir un impact sur la confiance, déjà fragile, des marchés vis-à-vis de l’Argentine. Le pays était déjà aux prises avec une pauvreté croissante, le chômage et la dépréciation de la monnaie avant que la pandémie de coronavirus et la guerre en Ukraine n’aggravent les choses. Alberto Fernández lui-même a admis la semaine précédant la démission de son ministre que le pays était confronté à une « crise de croissance » due à une pénurie de devises. L’accord avec le FMI comprenait des dispositions visant à contenir l’inflation et à réduire le déficit budgétaire de 3 % en 2021 à la parité d’ici 2025.
C’est la treizième fois que le FMI vient au secours du pays, depuis son retour à la démocratie en 1983. En mars, le Fonds monétaire international a approuvé le prêt total d’environ 45 milliards de dollars, le plus important de son histoire. Cette aide a été négociée en 2018 sous le gouvernement du libéral Mauricio Macri. Le remboursement de ce prêt ne commencera qu’en 2026, après une période de grâce donc, et s’étalera jusqu’en 2034. En échange, le pays doit adopter des mesures macro-économiques drastiques : baisse des dépenses, réduction de nombreuses subventions, dans l’énergie notamment, qui pèsent lourdement sur les Argentins les plus fragiles. Dans sa lettre, Martín Guzmán défend son bilan à la tête du ministère de l’Économie il réaffirme sa « conviction profonde et la confiance en (sa) vision du chemin que l’Argentine devrait suivre » et prévient qu’il sera à l’avenir « essentiel de continuer à renforcer la cohérence macroéconomique, comprenant les politiques budgétaires, monétaire, de financement, de taux de change et d’énergie».
Pour l’analyste politique Carlos Fara, le départ de Guzmán signifie un « échec et mat pour l’autonomie du président » Fernández. « La démission va avoir un effet très négatif sur les marchés » a-t-il déclaré à l’AFP. Même si le président et la vice-présidente parviennent à un consensus sur la conduite de l’économie, tout sera désormais conditionné par la pression de Cristina Kirchner. Bien qu’il n’ait pas révélé sa prochaine position, Guzmán a déclaré qu’il « continuerait à travailler et à lutter pour une patrie plus juste, libre et souveraine ».
Alberto Fernández cède la gestion de l’économie argentine au kirchnerismo
Après la démission du ministre Martín Guzmán, c’est Silvina Batakis, une économiste de confiance de Cristina Kirchner qui assumera la fonction de ministre de l’Économie. Le président de l’Argentine, Alberto Fernández, a définitivement cédé aux pressions de Cristina Fernández. Depuis ce lundi 4 juillet, la gestion de l’économie sera entre les mains de Silvana Batakis, une économiste réputée, mais sans poids politique, qui répond à la vice-présidente. La nomination de cette économiste de 53 ans est le fruit d’un accord entre le président Alberto Fernández et la vice-présidente Cristina Kirchner qui ne met pourtant pas fin aux divisions de la coalition péroniste au pouvoir. Ce remplacement mine encore plus l’autonomie politique du président, chaque fois plus seul dans la lutte fratricide qu’il maintient avec sa mentor politique.
Silvana Batakis a déjà été ministre de l’Économie de la province de Buenos Aires entre 2011 et 2015, quand le péroniste Daniel Scioli gouvernait. Elle a laissé sa charge en même temps que le gouverneur qui tomba battu comme candidat de Cristina Kirchner aux élections présidentielles face à Mauricio Macri. Avant sa nomination au poste de Ministre de l’Économie, elle occupait le secrétariat de Province au ministère de l’Intérieur, sous l’égide d’Edouardo de Pedro, l’homme de Kirchner au Cabinet du président Fernández. Silvana Batakis a un très bon relationnel avec les gouverneurs, y compris ceux de l’opposition, conséquence du poste qu’elle occupait jusqu’à ce dimanche. Sa nomination fait suite à un échange téléphonique entre Fernández et Kirchner en fin de journée. Auparavant, au cours de négociations au palais présidentiel, il avait été question d’un large remaniement ministériel, incluant l’entrée au gouvernement de Sergio Massa, le président de la Chambre des députés, en bons termes avec le chef de l’État ainsi qu’avec la vice-présidente.
Silvana Batakis a dû faire face aux réactions des marchés dès le lundi de sa nomination. Outre les engagements vis-à-vis du FMI, qui visent à un retour à l’équilibre budgétaire à l’horizon 2025, elle va être confrontée à une inflation chronique qui a eu raison de son prédécesseur, à 29,3 % sur les cinq premiers mois de 2022, et 60,7 % sur les douze derniers mois. Martín Guzmán, salué pour avoir évité à l’Argentine, troisième économie d’Amérique latine, un défaut de paiement, était partisan d’une évolution en douceur vers l’équilibre budgétaire. Mais il était régulièrement mis en cause par l’aile gauche de la coalition gouvernementale « Frente de Todos». La solution de Fernández a donc été d’occuper le portefeuille laissé vacant par Guzmán avec une figure sans poids propre et de laisser pour un autre moment les changements structurels. L’arrivée de Batakis va permettre à Fernández de réduire, au moins pour un temps, les attaques de Kirchner sur sa gestion ; Massa devra attendre, après que son nom ait circulé tout le dimanche à travers les médias locaux.
Le futur du pays
Les économistes argentins analysent les divers scénarios possibles pour le pays, à la suite de cette démission, confirmant que la gestion économique des prochains mois nécessitera des changements significatifs. Selon Pablo Besmedrisnik, membre de Invenómica Consultora, la nation « traverse une période de fort stress financier dans lequel les déséquilibres macroéconomiques sont portés au grand jour » et il souligne l’importance sur le fait que le successeur de Guzmán ait une grande capacité de générer des accords entre les différents secteurs sociaux et politiques. Pour Alfredo Gutiérrez, économiste en chef de l’Institut Argentin des cadres de la Finance (IAEF), la démission du ministre était une probabilité qui avait augmenté dans les dernières semaines, au milieu d’une situation de conflit à l’intérieur de la coalition du Gouvernement qui a des répercussions sur l’économie, « une économie qui n’a pas assez de marges, ni assez de matelas pour supporter ce type de tensions ». « Si quelqu’un regarde la situation des réserves et la situation du système financier, ce qui s’est passé dans les quinze derniers jours est suffisamment clair et le fait d’avoir eu à poser le super piège des importations, avec le coût que cela implique pour le secteur productif, est un exemple clair de ce que nous sommes dans une situation qui ne peut pas se prolonger longtemps » exprima l’économiste de l’IAEF.
L’Éxécutif représenté par Alberto Fernández connait un indice de confiance très bas depuis qu’il assume la présidence en 2019, en plus d’un contexte économique compliqué avec peu de réserves en dollars, une inflation qui va probablement s’élever à 80 % et un marché de change problématique.
Nathalie MARTIN