Le Tribunal de première instance de La Paz a ordonné la condamnation à une peine de dix ans de l’ex-présidente bolivienne par intérim. Elle est accusée d’avoir participé à un coup d’État après la fuite de son prédécesseur de gauche Evo Morales, en novembre 2019. Une justice aux ordres de l’ex-syndicaliste cocacolero ?
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Trois mois après le début du procès et quinze mois après son placement en détention provisoire, Jeanine Áñez a été reconnue coupable de « manquement au devoir » et de « décisions contraires à la Constitution et aux lois ». Après le verdict, annoncé le 10 juin, l’inculpée a réagi depuis la prison où elle est détenue : « J’ai fait ce que j’avais à faire pour pacifier un pays que Morales a laissé convulsé en fuyant », a-t-elle déclaré. Evo Morales, après avoir dirigé la Bolivie pendant presque quatorze ans (janvier 2006-novembre 2019), avait démissionné deux jours plus tôt, poussé par le massif soulèvement populaire contre l’abus de pouvoir de son gouvernement, qui briguait un quatrième mandat consécutif après des élections présumées frauduleuses.
« J’ai assumé la présidence de la Bolivie sans la demander, sans la rechercher et encore moins l’attendre […], avec pour seule mission d’organiser des élections et de pacifier le pays en crise », avait écrit Mme Áñez en février dernier. L’avocate et ex-présentatrice de télévision se considère comme une « prisonnière politique » et juge que les accusations portées contre elle violent l’État de droit. Au contraire, c’était un « coup d’État » rétorquent Evo Morales et le gouvernement actuel dirigé par son poulain et ancien ministre de l’Économie, Luis Arce. En réaction à l’accusation, le comité de soutien de Jeanine Áñez, mené par sa fille, rejette le réquisitoire par coup d’État car, selon la défense, l’ex-sénatrice s’était proclamée cheffe d’État après le vide du pouvoir provoqué par les démissions en cascade du président Morales et de ses successeurs constitutionnels.
Rappelons que le 12 novembre 2019, soit un jour après la fuite de Morales (exilé au Mexique puis en Argentine, où il a tiré les ficelles de la campagne présidentielle 2020), la sénatrice Jeanine Áñez était alors deuxième vice-présidente du Sénat. Elle avait assumé la présidence du pays à la suite de la démission de Morales, de son vice-président, de la présidente du Sénat et du président de la Chambre des députés qui étaient, selon la Constitution, les successeurs légitimes du président déchu. Or, sur ce point, le texte est flou dans ce cas de figure, d’où les controverses qui émaillent le procès. Certains spécialistes rappellent que les deux chambres parlementaires auraient dû élire leurs présidents à la suite de la démission de Morales et ses successeurs pour que la ratification de la démission soit acceptée par le Parlement, mais la séance ne peut pas se tenir sans quorum. D’autres considèrent que Jeanine Áñez, en tant que deuxième vice-présidente de la chambre haute, plus le vide du pouvoir provoqué par les démissions en cascade, l’autorisaient légitimement à assumer la présidence par intérim. Cependant, pour le politologue Fernando Majorga, Mme Áñez s’est installée à la tête du pays en brûlant les étapes constitutionnelles : « Jeanine Áñez s’est déclarée présidente du Sénat alors qu’elle était issue d’une force politique minoritaire [parti de la droite conservatrice], ce qui viole le règlement de l’Assemblée, et elle s’autoproclame présidente sans le quorum de cette même assemblée. C’est totalement illégal et illégitime. »
De son côté, le parti au pouvoir Mouvement vers le socialisme (MAS, fondé par Morales) affirme que l’ex-présidente par intérim n’était que la partie visible d’un complot monté par l’Église catholique, la droite bolivienne, l’Union européenne et l’Organisation des États américains (OEA). Cette dernière avait dénoncé des irrégularités dans le processus électoral, de même que plusieurs rapports publiés faisant état du manque de transparence du scrutin mais sans pour autant apporter des preuves, bien qu’une possible fraude n’a jamais été complètement écartée.
À présent, la justice a tranché : Jeanine Áñez, qui a exercé le pouvoir entre novembre 2019 et novembre 2020, encourt dix ans de prison. Et ce n’est pas tout. Un second procès attend cette militante dans la prévention des féminicides et les violences faites aux femmes, qui s’est fait une réputation de raciste par ses propos discriminatoires envers Evo Morales et les indigènes lorsqu’il était président (« pauvre indien accroché au pouvoir »). Elle doit encore être jugée pour « sédition, soulèvement armé et génocide » commis au début de son mandat, notamment à Sakaba et Senkata, avec un bilan de vingt-six morts et des centaines de blessés selon un rapport de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). Portant des pancartes « Ni oubli ni pardon » en mémoire des victimes des deux massacres, une centaine de personnes ont manifesté à l’extérieur de la prison de Miraflores où elle était en détention provisoire depuis le 13 mars 2021.
En ce qui concerne le procès pour coup d’État, la défense fera appel de la décision du parquet. Cependant, l’indépendance du parquet bolivien est mise en cause, d’abord par l’intéressée elle-même. En février dernier, Mme Áñez a mené une grève de la faim pour « que la communauté internationale comprenne que la justice en Bolivie est aux mains d’Evo Morales et de Luis Arce », avait-elle déclaré dans une lettre publiée par ses proches sur son compte Tweeter, accusant les magistrats d’obéir aux « ordres du gouvernement ». Ce qui fait écho à la déclaration, avant le verdict, de César Muñoz, chercheur pour les Amériques à Human Rights Watch : « Nous sommes préoccupés par la manière dont cette affaire a été poursuivie. Et nous appelons les cours supérieures à examiner la manière dont la procédure a été menée ». Pour sa part, Ramiro Orias, avocat et défenseur des droits au sein de l’organisation régionale Fondation pour un procès équitable, conclut : « les conditions pour un procès équitable ne sont pas réunies. La justice n’est pas indépendante. »
L’ombre de Evo Morales pèse sur ses successeurs. On peut en effet constater que le procureur général de l’État plurinational bolivien, Juan Lanchipa, avait été élu par la majorité du MAS, en octobre 2018, alors que le providentiel « libérateur aymara » était au pouvoir. C’est ce que souligne le document publié la semaine dernière par l’Initiative démocratique d’Espagne et des Amériques (IDEA) : « un tribunal local a l’intention de condamner [Jeanine Áñez], accusée par le procureur général nommé par Morales. » À cet égard, il faut rappeler que le processus de sélection du procureur avait été marqué par les accusations constantes de l’opposition, qui considérait que le but du parti fondé par Morales était d’élire un procureur général « en rapport avec leur ligne politique et qui se conforme aux injonctions de l’exécutif ». Lanchipa est en effet considéré comme l’un des plus proches collaborateurs de l’administration Morales en raison des postes hiérarchiques qu’il a occupés. Et ce n’est pas une première : Héctor Arce Zaconeta, député influent du MAS, avait occupé la fonction de procureur général avant d’être nommé ministre de Justice et de la Transparence en janvier 2017. C’est un sujet pour le moins épineux qui peut passer inaperçu mais qui, d’après l’analyse de Philippe Boulanger (publié en novembre 2017), annonçait ce qui est en train de se passer, puisque cette élection laissait « entrevoir la tournure que risquait de prendre en Bolivie à la fois la lutte contre la corruption et la nature des mesures judiciaires enclenchées contre les opposants au régime. »*
Eduardo UGOLINI
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* Sur la corruption, « hissée à une hauteur himalayenne » par le gouvernement Morales, et comment le leader de l’anti-impérialisme yankee a assujetti son pays – « colonie chinoise » – à l’impérialisme grandissant du redoutable parti communiste chinois, lire l’excellent ouvrage Evo Morales ou le malentendu bolivien (Nuvis-Phebe Éditions) de Philippe Boulanger, docteur en droit public qui a vécu en Bolivie entre 2012 et 2016.