Un ensemble d’articles publiés par le New York Times a établi le montant de la dette que la France a imposée à Haïti sous la menace des armes en 1825. Le poète, dramaturge et auteur haïtien, Jean d’Amérique, 26 ans, interpelle la France. Nous vous proposons cet article paru dans une tribune du journal Libération.
Photo : institut FrançaisI
Au côté gauche de ma poitrine, j’ai un pays : plaie qui me ronge et espoir qui m’anime en même temps, blessure et lumière qui m’habitent dans le même geste. Dans la profondeur de ma chair, dans mes entrailles, j’ai un pays qui me tient debout, parce qu’il n’a jamais baissé la tête devant ses bourreaux, parce qu’il a combattu et vaincu les forces de l’ombre. Parce qu’il a défié le destin d’opprimé auquel on l’avait condamné, parce qu’il a révoqué le sort d’éternel marchepied auquel le vouait un système colonial, motivé par les démons du racisme et du capitalisme.
Aujourd’hui, allongée entre deux coups de fusil et abandonnée par le monde, voici que ma terre se meurt, voici qu’Haïti sombre dans une indescriptible agonie, elle devient comme ce visage trop triste qu’on refuse de regarder. Il lui reste peut-être un seul trophée, une seule fierté : un drapeau rouge érigé dans la nuit de la grande histoire. Victoire arrachée dans le sang, face aux spectres du colonialisme. Et même cette dernière petite flamme, on a tout fait pour l’en dépouiller, le pays des Lumières a tout fait pour l’éteindre.
Peuples dépossédés, appauvris
Je me revois, enfant, debout avec mes camarades dans la cour d’école, arborant un rituel guerrier où nous hissions vers le ciel l’étendard rouge et bleu pour saluer l’œuvre des ancêtres, ces êtres armés de courage qui nous ont légué le goût de la tête haute. J’ai ainsi grandi dans une vénération radicale de la dignité, à laquelle je ne peux plus renoncer. J’ai ainsi grandi dans l’élan d’un poing levé, sève de combat qui nourrit mon chant de vie : « liberté ou la mort». Aujourd’hui, je sais ce qui m’appartient. Gare à ceux qui veulent voler ce qui m’appartient !
Je me revois, enfant, en 2003, bercé par la rumeur enragée d’une foule sans discerner la profondeur de ces mots que je répétais, que je chantais, et dont j’allais déchiffrer le sens beaucoup plus tard : « Ô la France /rends-moi mon argent /pour aller fêter mon indépendance / réparation / restitution.» C’était sous l’impulsion de Jean-Bertrand Aristide, homme politique qui dirigeait le pays à l’époque et qui avait osé lever sa voix contre ceux qui nous ont pillés, le seul qui avait eu le courage et la lucidité de demander à nos anciens colons de rembourser l’argent volé à notre nation. La suite, c’est que la France a mis en œuvre toutes ses forces diplomatiques et a littéralement chassé ce président du pouvoir, en organisant un coup d’État aux yeux de tout le monde.
Aujourd’hui, on le sait : ceux qui le volent croient que l’argent peut faire leur bonheur, et c’est là le malheur des peuples dépossédés, appauvris. L’argent, ou plutôt le sang d’Haïti, a fait un peu le bonheur de la France. Le poète Carl Brouard avait raison : «Ils se sont gorgés du sang de vos artères. Ils ont pompé la moelle de vos os, ô peuple. /En retour, quelle pâture vous ont-ils abandonnée pour assouvir votre faim. Rien. Rien. Rien. Pas même la pitié.»
Se délivrer du venin de l’orgueil
Aujourd’hui, le temps est passé, mais les blessures ne meurent pas, les entailles restent vives. Nous ne voulons plus les garder sous les pansements de pacotille qu’on nous a depuis longtemps imposés. L’eau a coulé sous les ponts de l’histoire trafiquée, pour laisser la place au sang, aux larmes. Nous voici, peuple jadis noyé, nous revenons à la surface, nous émergeons des océans de silence, pour que nos cris explosent enfin au soleil. Cette fois, il n’y aura pas de détour : on nous rendra nos étoiles pour dessiner à notre guise notre horizon de vie.
Plus de temps à perdre, il faut voler au secours de la France. Oui, donnons une dernière chance à la France. Car je voudrais qu’elle se délivre du venin de l’orgueil. Je voudrais qu’on l’aide à tuer en elle la vieille bête impérialiste qui la ronge. Je voudrais qu’on l’aide à se relever du néant de ses bêtises. Cette France qui se réclame d’être le pays des droits humains et je ne sais de quel autre titre creux, je voudrais qu’elle retourne sur le lieu de ses crimes, pour s’affranchir de son orgueil et regarder en face ses mains sales. Donnons une dernière chance à la France. Car je voudrais qu’elle lève sa tête de la boue, qu’elle dépasse son arrogance et qu’elle arrête de se gaver de mensonge. Donnons une dernière chance à la France. Car je voudrais lui tendre un miroir, qu’elle puisse retrouver au fond de ses yeux un peu de honte qui la fera peut-être grandir.
Allô chère France, nous voulons te donner une dernière chance. Ne bouche plus tes oreilles. Nous te donnons une dernière chance. Sois grande, rends-nous l’argent. Allô la France, un poète haïtien à l’appareil. Il voudrait récupérer le sang de son pays. Tu veux bien répondre ?
Jean d’Amérique
Libération – 30 mai 2022.