Depuis maintenant plus de deux mois, la majorité présidentielle chancelle en Argentine. En effet, le président en fonction, Alberto Fernández, et sa très influente vice-présidente, Cristina Fernández de Kirchner, ne s’adressent plus la parole depuis le vote en mars dernier concernant la dette contractée auprès du FMI. Une division au sommet de l’État qui ne facilite pas la gestion d’un pays en proie à une grande détresse économique.
Page : Casa Rosada
Revenons en mai 2019. Cristina Fernández de Kirchner, présidente de l’Argentine de 2007 à 2015, jette un pavé dans la mare en publiant Sinceramente, un livre dans lequel elle règle ses comptes avec l’ensemble de ses détracteurs politiques, médiatiques et judiciaires. De nombreux analystes voient dans cette publication une manière de tâter le terrain en vue des élections présidentielles d’octobre.
Le livre s’arrache, les ventes explosent et l’ancienne présidente est accueillie telle une rockstar à la foire du livre de Buenos Aires quelques jours plus tard. Mais la figure de Kirchner divise fortement l’électorat argentin. Adulée par les classes populaires, elle n’arrive pas à convaincre les classes moyennes. Après quatre ans de présidence conservatrice de Mauricio Macri, le front péroniste a besoin d’une figure modérée capable de rassurer les électeurs sur leur programme économique. Au premier rang de l’auditorium de la Foire du Livre apparait le candidat parfait : Alberto Fernández. Ancien chef de cabinet sous le gouvernement de Nestor Kirchner, celui-ci claqua la porte lors du premier mandat de Cristina, suite à des différences de position dans la gestion de la crise agricole de 2008. Son profil de professeur d’université et ses positions politiques et économiques plus proches de la social-démocratie font de lui l’homme de dialogue dont a besoin le péronisme.
En octobre 2019, c’est donc un binôme présidentiel qui fait campagne sous le nom de Frente de todos (Le Front de tous) et arrive au pouvoir avec d’un côté Alberto Fernández et de l’autre sa vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner. Une combinaison explosive qui depuis deux mois ne fait plus corps. Après avoir traversé les négociations avec le FMI, une pandémie qui confinera le pays pendant presque un an et des élections législatives de mi-mandat qui fera perdre des plumes a la majorité, la présidence bicéphale ne résistera pas à mars 2022. Un mois particulièrement explosif en Argentine avec l’annonce du plus haut taux d’inflation de ces vingt dernières années, mêlées au conflit en Ukraine, déstabilisant les prix de l’énergie et des matières premières. En l’espace d’un mois, les prix des produits de base comme le pain, les produits laitiers et la viande ont augmenté de 7,2 %.
Mais c’est le vote au Sénat de l’accord avec le FMI qui fera tout basculer. Le 17 mars, alors que le Sénat s’apprête à voter le plan de refinancement d’une dette de 44 500 millions de dollars avec le FMI, Cristina Fernández de Kirchner quitte la salle. Au moment du vote, 13 députés proches de la vice-présidente, votent contre l’accord obtenu par leur propre gouvernement. À partir de ce moment-là, la division au sommet de l’État est évidente et publique. Le camp kirchneriste remet en cause la gestion de Martín Guzmán, ministre de l’Économie et allié d’Alberto Fernández. Une véritable force d’opposition politique apparaît au sein même du gouvernement. Le 13 avril, Cristina Fernández de Kirchner, face à une assemblée de députés européen et latino-américain, ne cache plus son opposition à la figure d’Alberto Fernandez : « Une écharpe et un bâton présidentiels, c’est un tout petit peu de pouvoir. On parle de pouvoir quand une personne prend une décision et qu’elle est acceptée par l’ensemble de la société. Ça, c’est le pouvoir. » Début mai, en déplacement dans la province du Chaco, elle n’hésite pas à en remettre une couche sur l’orientation économique d’Alberto Fernández, qu’elle décrit comme “un modèle de production destiné à l’exportation couplé à des bas salaires”.
Car la vraie division se joue sur les questions économiques. Alors que Guzmán défend l’accord avec le FMI, qui exige un équilibre fiscal, une baisse de l’émission monétaire et la fin des subventions aux secteurs de l’énergie, le camp de Kirchner veut des politiques immédiates de redistribution pour les plus démunis et un maintien de prix doux pour les factures d’énergie à l’entrée de l’hiver dans l’hémisphère Sud. La fronde au Parlement est devenue évidente depuis quelques jours : les députés proches de la vice-présidente tentent de faire passer des projets de lois sociales (sur les pensions et la hausse du salaire minimum, notamment) sans aucune consultation avec le Gouvernement en place. Les deux camps ne se parlent plus désormais que par médias interposés.
Avec des amis pareils, plus besoin d’ennemis, pensera sûrement Alberto Fernández. Malheureusement pour lui, l’opposition politique (officielle, celle-ci) se prépare déjà pour l’élection présidentielle de 2023. Une élection compliquée à gagner aussi bien pour les péronistes qui font face à cette gestion chaotique que pour le parti conservateur de Mauricio Macri, qui se fait doubler sur sa droite par l’étrange figure de Javier Milei, une sorte de Bolsonaro argentin. À un an et demi de l’élection, la scène politique argentine est plongée dans un profond brouillard.
Il faut être deux pour danser le tango, selon l’expression populaire. Et pour le moment, a la Casa Rosada, siège de la présidence argentine, plus personne n’a envie de danser. Face aux nombreuses urgences sociales et économiques que va devoir affronter le pays dans les prochains mois, l’espace médiatique est monopolisé par des mésententes politiques. Pas sûr que la classe politique nationale en ressorte grandie. Pour le mal appelé Frente de todos, ces divisions idéologiques étaient pourtant prévisibles dès sa formation en 2019. Dans cette chronique d’une mort annoncée, le pays continue à la dérive, à la recherche du capitaine du paquebot Argentine.
Romain DROOG