Pour la première fois dans l’histoire, une coalition de gauche, le Pacte historique, a remporté le plus de voix aux élections législatives en Colombie. Et son dirigeant, Gustavo Petro, est en tête des intentions de votes aux élections présidentielles du 29 mai prochain. Nous reproduisons ici une tribune publiée par Fréderic Thomas dans le journal Le Soir le 18 mars dernier
Photo : APS
Fidèle alliée des États-Unis, la Colombie a toujours été gouvernée par la droite et, ces vingt dernières années, par l’extrême droite ; « l’uribisme », du nom de l’ex-président (2002-2010) Alvaro Uribe, toujours très actif politiquement. Les élections législatives du dimanche 13 mars, qui marquent la percée de la gauche, semblent marquer un tournant. À y regarder de plus près cependant, la situation s’avère autrement plus complexe et contradictoire.
Côté face, le Pacte historique, coalition de gauche, est arrivé en tête, avec près de 15 % des voix. Son leader, l’ex-guérillero et maire de Bogota, Gustavo Petro, qui, en 2018, avait perdu au second tour face à Ivan Duque, dauphin d’Uribe, a recueilli, pour les primaires de la présidentielle, pratiquement autant de votes que la droite et le centre réunis. En outre, la leader féministe afro-colombienne et écologiste, Francia Márquez, dont le mouvement participe de cette coalition, fut la troisième candidate la plus votée.
Sous la pression cumulée de l’impopularité du gouvernement, du rejet de la corruption dans laquelle est embourbée la classe politique, et de la soif de changement d’une population majoritairement jeune (30 % ont moins de 20 ans), non seulement l’uribisme s’effondre, mais il ne présentera pas directement de candidat aux élections présidentielles. Cette conjoncture électorale doit aussi et surtout se lire au prisme de l’onde de choc des mobilisations massives, violemment réprimées, de ces deux dernières années en Colombie.
Côté pile, la gauche reste minoritaire au Sénat comme à la chambre des représentants. Qui plus est, les deux versants de la politique traditionnelle colombienne, les partis libéral et conservateur, concentrent à eux seuls près d’un tiers des sièges, constituant une minorité de blocage en faveur du statu quo. Les « machines » électorales, comme on les appelle, ont donc continué de fonctionner au profit de clans et de familles, et un certain nombre de politiciens mis en cause dans des affaires et pour leurs liens avec le para militarisme ont été élus.
Si la journée électorale s’est déroulée sans incident majeur, des groupes armés se sont manifestés ici ou là, dans un contexte d’asphyxie de l’accord de paix signé en 2016, et de violations généralisées et structurelles des droits humains. Syndicalistes, dirigeants sociaux et défenseurs de la terre restent en butte aux menaces et aux assassinats. Le lendemain même des élections était signalée la disparition d’un leader indigène dans la région du Cauca ; très probablement le quarante et unième activiste assassiné depuis le début de l’année.
Gifle aux victimes, plusieurs des seize territoires institués comme « circonscriptions transitoires spéciales pour la paix », réservés aux victimes du conflit armé, ont été détournés de leur fonction. Ainsi en va-t-il dans la région bananière d’Uraba, où un récent mouvement politique, « Je suis Uraba », lié semble-t-il aux caciques locaux de la droite, financé de façon opaque, et mis en cause par des associations de victimes, est sorti gagnant avec 37 % des voix. Mais le cas le plus emblématique est celui de Jorge Tovar, fils de l’un des principaux chefs paramilitaires, qui a été élu en se présentant comme une « véritable victime ».
Le jeu électoral peine à mobiliser. Le taux de participation tourne autour de 47 %, et le nombre de votes blancs ou nuls demeure élevé. Enfin, la défaite historique du Centre démocratique, parti uribiste actuellement au pouvoir, signifie peut-être moins sa disparition que sa reconfiguration et sa dilution au sein d’un bloc de droite à même de faire barrage à l’ascension au pouvoir de Gustavo Petro.
Le début du changement et la fin de l’impunité ?
Dès le résultat des élections, le leader du Pacte historique a appelé à la création d’un large front en vue de la course présidentielle. S’il est largement favori, sa victoire n’est toutefois pas acquise tant le champ politique est polarisé et tant le spectre du « castro-chavisme » fait peur. Sans compter tout l’appareillage institutionnel et médiatique qui lui est hostile. D’où la pression à un recentrage et à une alliance avec le centre et les partis traditionnels, voire avec une partie de la droite. Au risque de solder une part de ses promesses électorales et, plus encore, la soif de changements.
La situation colombienne ressemble à celle du Chili, où l’arrivée au pouvoir de la coalition de centre gauche, menée par Gabriel Boric a, elle aussi, été catalysée par un soulèvement populaire. La distance entre la rue et la classe politique n’en demeure pas moins considérable. Et elle risque de se creuser un peu plus en raison des compromis que Boric, sans majorité parlementaire, se verra obligé de faire. Reste qu’à la différence de la Colombie, la mise en place de l’Assemblée constituante chilienne préserve les chances d’une transformation radicale.
Pour tenter de faire taire les polémiques à son encontre, qui le présentent comme un dangereux extrémiste, Gustavo Petro a affirmé que, s’il était élu, il n’y aurait pas d’expropriation, mais bien une réappropriation. La formule est belle. Elle laisse cependant hors-champ la double question des inégalités et de l’accaparement des terres, à l’origine de la guerre. Et, plus largement, celle de l’impunité – y compris et surtout des acteurs économiques – qui assure la reproduction de ce modèle. Le changement commence avec la fin de l’impunité. Mais celle-ci exige une rupture. Ce sont les conditions et la portée de cette rupture qui sont aujourd’hui en jeu en Colombie.
Frederic THOMAS
Le Soir (Belgique)