Depuis le 19 novembre 2021 et jusqu’au 27 mars 2022 se tient à l’Hôtel de Caumont – Centre d’art d’Aix-en-Provence l’exposition « Trésors de Venise, la collection Cini » Elle présente la collection réunie en cinquante ans par l’entrepreneur italien Vittorio Cini (1885-1977) qui compte des pièces artistiques diverses, telles des peintures, gravures, dessins, sculptures, céramiques, enluminures, ivoires, ou encore objets de mobilier ou miniatures. Dans ce même exposition une recréation de l’œuvre de Piranèse par l’artiste contemporain brésilien Vik Muniz (1961-) qui a commencé à exposer à partir des années 1990 et qui est notamment célèbre pour ses réinterprétations d’œuvres picturales classiques ou issues de la culture pop.
Photo : Histoire
Les commissaires d’exposition sont Luca Massimo Barbero et Daniela Ferretti. Elle présente la collection réunie en cinquante ans par l’entrepreneur italien Vittorio Cini (1885-1977) qui compte des pièces artistiques diverses, telles des peintures, gravures, dessins, sculptures, céramiques, enluminures, ivoires, ou encore objets de mobilier ou miniatures. Le visiteur est donc invité au fil de sa déambulation dans ce magnifique hôtel particulier du XIXeme siècle à découvrir, grâce à cette exposition structurée en six sections, cette collection privée qui fait la part belle à l’art italien et présente notamment des œuvres de Fra Angelico, Filippo Lippi, Piero di Cosimo, Lorenzo et Giandomenico Tiepolo.
Les Prisons imaginaires de Piranèse
En pénétrant dans la salle de la section V qui a pour titre Le cerveau noir de Piranèse. Dans les méandres des prisons imaginaires le visiteur découvre ces gravures exécutées par Giovanni Battista Piranesi entre 1745 et 1747 à Venise, publiées une première fois vers 1750 puis dans une version retravaillée vers 1761, et qui furent acquises par la Fondation Cini en 1961[1]. Ces estampes architecturales, par la démultiplication et les dédales d’escaliers, les enchevêtrements de ponts, de piliers, de chaînes entremêlées, de poulies, de potences et de cordes, représentent l’enfermement de ces êtres humains pris au piège de labyrinthes sans issue, voués à déambuler dans des espaces inextricables. Les figures humaines, telles des silhouettes égarées, semblent écrasées par la densité des volumes architecturaux, et condamnées à errer dans ces prisons inquiétantes qui paradoxalement s’ouvrent sur la bordure du cadre qui devient alors geôle à son tour. La finesse des traits, le travail sur la mise en perspective et les points de fuite, ainsi que sur le clair-obscur, les nuances de teintes de gris et les contrastes qui ont été densifiés par le graveur avant la réimpression des estampes vers 1761 confèrent à cet ensemble une profondeur et une singularité particulières.
Dans cette même salle, face à ces gravures italiennes du XVIIIe siècle le spectateur découvre des tableaux à première vue similaires, un peu plus clairs et moins contrastés. C’est en s’approchant, en observant de très près l’image que l’œil est interpelé par les détails de ces clichés, qui sont des photographies où les Prisons Imaginaires sont représentées au moyen de fils de fer et autres punaises métalliques qui redéfinissent la géométrie de l’architecture des bâtiments en noir et blanc. Il s’agit de la recréation de l’œuvre de Piranèse par l’artiste contemporain brésilien Vik Muniz (1961-) qui a commencé à exposer à partir des années 1990 et qui est notamment célèbre pour ses réinterprétations d’œuvres picturales classiques ou issues de la culture pop. Il a proposé une version personnelle de Marilyn Monroe, de Mona Lisa d’Andy Warhol ou encore de Dora Maar de Pablo Picasso, a reproduit à l’échelle monumentale des tableaux de Claude Monet et Paul Gauguin en 2005 et a également réalisé des portraits de célébrités d’Hollywood. Pour ces créations, l’artiste conceptuel explore les arts, les supports et utilise des matériaux et substances très divers et très étonnants, tels des boutons, de la gelée, du chocolat, des diamants, du sucre, des déchets, des jouets, ou encore des objets de récupération. De plus, Vik Muniz a été suivi pendant trois ans à Rio de Janeiro pour le documentaire primé Waste Land dans son projet de photographier les catadores, ramasseurs de déchets recyclables, au sein de mises en scènes réalisées avec les matériaux récupérés. L’esthétique de l’objet et du matériau quotidien, détourné, utilisé et recyclé dans et pour une œuvre d’art se présente comme une ligne du projet artistique du plasticien brésilien, reconnu également pour son activisme social ce qui lui a valu d’être nommé ambassadeur de bonne volonté de l’UNESCO en 2011. Il donne à voir une autre réalité, invite à aller au-delà de la première impression, à déconstruire les apparences et renouvelle le regard par un travail d’illusion, de trompe-l’œil qui embrasse à la fois l’histoire des arts et l’histoire sociale de son pays.
Le projet de VIk Muniz autour des Prisons Imaginaires
En 2002, dans le cadre d’un projet d’exposition pour la Galerie du Palazzo Cini, l’artiste Vik Muniz a recréé avec précision et minutie chacune des gravures de Piranèse au moyen de fils de fer et de punaises métalliques, créations qu’il a ensuite photographiées et ainsi pérennisées. Ces œuvres entrent ainsi en résonance trois siècles plus tard avec celles de l’Italien, et offrent une nouvelle perspective de ces prisons démontrant par là même l’intemporalité de l’œuvre originale dont les motifs, thématiques et mises en scène demeurent d’actualité au début du XXIème siècle et pourraient être envisagées en écho avec l’enfermement et les répressions des dictatures latino-américaines du XXe siècle.
Ce projet constitue un nouveau témoignage de l’influence et de la portée des Prisons imaginaires de Piranèse qui ont inspiré nombre d’écrivains romantiques comme notamment Théophile Gautier, Alfred de Musset, Charles Nodier ou encore Victor Hugo. Ces carceri d’invenzioni, de leur titre original, ont également servi d’inspiration pour les décors des opéras du Dardanus de Rameau en 1739 et de Pyrame et Thisbé en 1759 ou encore pour le cinéaste Fritz Lang. Elles ont aussi inspiré l’écrivain argentin Jorge Luis Borges qui possédait chez lui des visuels des Prisons imaginaires de Piranèse et qui publia, en 1947, dans L’Immortel,la description suivante : « Dans les palais que j’explorai imparfaitement, l’architecture était privée d’intention. On n’y rencontrait que couloirs sans issue, hautes fenêtres inaccessibles, portes colossales donnant sur une cellule ou sur un puits, incroyables escaliers inversés, aux degrés et à la rampe tournées vers le bas. […] Je ne veux pas décrire cette ville : un chaos de paroles disparates, un corps de tigre ou de taureau, où pulluleraient de façon monstrueuse, conjuguées et se haïssant, des dents, des viscères et des têtes, pourraient à la rigueur en fournir les images approximatives. »[2].
Ainsi Piranèse pensait-il peut-être que ces estampes imaginaires, ces prisons d’invention, seraient réalisées et prendraient corps, au-delà du papier de l’estampe originale. Voilà ce que le plasticien brésilien a concrétisé quelques siècles plus tard en donnant matérialité, volume et espace à cet ensemble de gravures, en créant escaliers et passerelles, cordes et roues en fil de fer, en une création éphémère ensuite immortalisée sur une série de photographies pouvant être exposées aux côtés des œuvres originales, élargissant ainsi par leur face à face et leur dialogue dans le musée, le champ des lectures et interprétations possibles pour chacun des visiteurs.
Cette salle de l’exposition des Trésors de Venise, la collection Cini, invite à explorer plus avant l’œuvre protéiforme de l’artiste brésilien : ces Prisons imaginaires établissent un pont entre deux espaces, L’Italie et le Brésil, un dialogue entre deux artistes, Piranèse et Vik Muniz, et un écho entre deux époques le XVIIIème siècle et le XXIeme siècle dans une mise en regard de deux projets mettant au jour les liens qui se tissent entre les courants artistiques et qui font apparaître certains thèmes et questionnements universels et permanents tels l’âme et la condition humaines, l’enfermement et la liberté, au travers de ces prisons imaginaires, imaginées, qui se dressent face à nous, noires et insondables.
Laëtitia BOUSSARD
Bibliographie
Dossier de presse sur l’exposition Trésors de Venise, la collection Cini, consultable à l’adresse suivante https://www.culturespaces.com/fr/hotel-caumont-1
Huchet Stéphane, « Action / Participation », Appareil [En ligne], 14 | 2014, mis en ligne le 10 décembre 2014, consulté le 19 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/appareil/2109 ; DOI : https://doi.org/10.4000/appareil.2109
Lascault Gilbert, « Inventer les prisons démesurées », Nouvelles de l’estampe [En ligne], 231 | 2010, mis en ligne le 15 octobre 2019, consulté le 19 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/estampe/1286 ; DOI : https://doi.org/10.4000/estampe.1286
Muniz Vik, site officiel, http://vikmuniz.net/Préaud Maxime, Les prisons libres et closes de Jean-Baptiste Piranèse , Revue de la BNF2010/2 (n° 35), pages 11 à 17 , consultable en ligne à l’adresse suivante https://www.cairn.info/revue-de-la-bibliotheque-nationale-de-france-2010-2-page-11.htm
[1] Les 14 planches de la version originale des Prisons Imaginaires publiées en 1750 ainsi que leur version retravaillée et publiée en 1761 sont consultables sur wikipédia.
[2] Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993, tome I, p. 568-56, cité par Gilbert Lascault dans l’article Inventer les prisons démesurées. En outre, Ana Polo Alonso, dans un article paru dans El independiente le 25/09/21, intitulé Piranesi, el hombre que soñó la cárcel más bella, évoque ces liens entre Piranèse et Borges.