Quelques semaines avant la tournée de Jail Bolsonaro, la visite du président argentin en Asie s’est soldée par la signature de plusieurs accords. Alors que Amnesty International lui avait envoyé une lettre en l’avertissant sur les violations aux droits humains en Russie et en Chine, Fernández a offert son pays à la Russie comme « porte d’entrée » en Amérique latine et, à Pékin, il a traité Xi Jinping de « péroniste ». Le front sino-russe se consolide à la barbe de l’Oncle Sam.
Photo : Empresarial
Alberto Fernández est arrivé à Pékin, jeudi 3 février, pour discuter avec Vladimir Poutine sur l’avenir du commerce bilatéral et pour le remercier de son soutien dans la lutte contre la propagation du coronavirus. « Vous étiez là quand le reste du monde ne nous a pas aidé avec les vaccins », a déclaré le président argentin à son homologue russe lors d’une réunion au Kremlin. L’Argentine, premier pays occidental dans l’enregistrement du vaccin russe et premier pays d’Amérique latine à le produire dans ses propres laboratoires, pourrait ainsi devenir « le tremplin » de distribution de Spoutnik au Paraguay, au Pérou et l’Équateur. Un tremplin surtout pour les enjeux stratégiques de la Russie dans le Cône Sud.
En ce qui concerne l’Argentine, M. Fernández attend des précieux investissements asiatiques pour sauver son pays d’une nouvelle crise économique et sociale. Le journal espagnol El País est même allé plus loin en pointant l’urgence de recevoir de « l’argent frais » comme le moteur principal de cette tournée en pleine conflit russo-ukrainien. Cela explique en partie pourquoi le président argentin a qualifié son pays de « porte d’entrée » de la Russie. « Nous pourrions être pour vous un tremplin pour développer la coopération avec les pays d’Amérique latine », a-t-il souligné en présence de Poutine.
Selon un communiqué du Kremlin, l’ordre du jour des pourparlers s’est centré sur « l’association stratégique russe-argentine dans les sphères politiques, économico-commerciales, culturelles et humanitaires. » De son côté, Vladimir Poutine a évoqué l’association en participation des entreprisse russes à la modernisation du réseaux ferroviaire argentin, ainsi que les projets d’investissement dans les secteurs clés de l’économie nationale comme l’électricité, le gaz, le pétrole et l’industrie chimique. « Nous avons envisagé d’autres possibilités de développement de notre collaboration stratégique, avec l’objectif de maximiser les bénéfices communs et de trouver des nouvelles domaines d’interaction », a ajouté le leader russe. L’épineuse question de la crise ukrainienne n’a pas été abordée. Toutefois, Youri Ouchacov, conseiller de Vladimir Poutine, a rappelé le soutien de l’Argentine à la Russie dans les « nombreuses initiatives » de son pays présentées au Conseil de sécurité et dans d’autres organes de l’ONU.
Avant de quitter Moscou, le président argentin a enjoint les États-unis à ne pas sous-estimer le soutien et les accords signés avec le partenaire russe. Il s’est montré carrément hostile face au grand gendarme du Nord et sa politique extérieur doublée par les contraignants diktats du FMI. Enhardi par la présence à ses côtés de Vladimir Poutine, Fernandez a montré ses griffes tout en rappelant que, lorsque le parti péroniste était au pouvoir – l’ère kirchneriste, entre 2003 et 2015 – le gouvernement avait tenté de « se libérer de ce qu’il appelait le corset de la dépendance vis-à-vis des États-unis ». En outre, il a déclaré qu’il plaidait « avec beaucoup de persévérance pour que l’Argentine se débarrasse enfin de sa dépendance au Fonds monétaire international (FMI) ». Sur ce point, il faut rappeler que la visite de la présidente Cristina Kirchner, en avril 2015, après la tournée sud-américaine de Vladimir Poutine en juillet 2014, avait été considérée comme une provocation, un affront à Washington.
Alberto Fernandez poursuivit son voyage en Chine, où il est arrivé le 6 février pour participer à la cérémonie d’inauguration des Jeux olympiques d’hiver de Beijing. Le président argentin et son homologue Xi Jinping se sont rencontrés au Grand Palais du Peuple, à Pékin, pour un déjeuner de travail en privé. En résumé, cette réunion a été consacrée à l’approfondissement du partenariat sino-argentin dans pratiquement les mêmes domaines évoqués précédemment en Russie. En outre, Xi Jinping a signalé le fait que 2022 marque le 50eanniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays. Les deux dirigeants ont signé une déclaration commune et une série de documents de coopération, dont un Mémorandum d’entente entre les deux parties sur la promotion de la Ceinture économique de la Route de la soie et la Route maritime de la soie du XXIesiècle.
À cet égard, ce n’est pas tant la « soie » qui va dessiner les nouveaux contours de cette fameuse route que Pékin veut étendre vers l’hémisphère sud. Ce sera plutôt les immenses réserves de richesses énergétiques qui se trouvent dans les entrailles latino-américaines. A cet égard, un rapide aperçu historique aide à avoir une vue plus large sur ce qui se cache derrière la présence exponentielle des deux géants asiatiques dans le sous-continent, au-delà de leur aide « humanitaire » et leur tant attendu soutien financier et commercial. Car après l’or et l’argent exploités à l’époque coloniale par les bras armés de l’Église (l’Espagne et le Portugal), les richesses du sous-sol jouent aujourd’hui le même rôle d’appât que celui à partir du XIXe siècle pour les États-unis, qui ont toujours considéré le sous-continent une source de richesses destinées à leur propre développement.
Sous cet aspect, Amérique latine, qui dispose entre autres minerais de fer, de manganèse, d’étain, de cuivre et surtout de pétrole est la région de tous les superlatifs. Trois pays en offrent le parfait exemple. Le Venezuela possède la réserve de pétrole la plus importante du monde devant l’Arabie Saoudite. La Bolivie, qui rêve de devenir l’Arabie Saoudite du XXIe siècle, contient dans son Salar d’Uyuni près de la moitié des réserves de lithium du monde. Le lithium est le pétrole de demain : les piles, les batteries qui alimentent les voitures électriques, mais aussi les smartphones et les ordinateurs fonctionnent grâce à ce métal. Enfin, avec 35 % de la production mondiale, le Chili draine le sang cristallisé de la cordillère à travers la plus grande mine à ciel ouvert du monde (Chuquicamata) : le pays transandin est le premier producteur mondial de cuivre, lequel est employé principalement dans l’industrie électrique, mais sert aussi, parmi maintes autres applications, dans la construction civile et l’architecture. Voilà pourquoi cette région de l’hémisphère austral attise les appétences grandissantes de l’Ourse et le Dragon asiatiques. Disposant ainsi des matières premières indispensables à la vie économique moderne, destinées à l’industrialisation et le développement des pays décideurs de l’ordre politique et économique mondial, l’Amérique latine est destinée à devenir le théâtre du XXIe siècle où convergent désormais les alléchantes convoitises sino-russes. Or dans la perspective des prochaines décennies, on ne peut que souhaiter que l’exploitation de ses richesses résulte d’un commerce véritablement équitable pour éviter à nos chers pays latines ce qu’on dit au Venezuela, face au manque d’infrastructures nécessaires au développement de ses propres ressources : « nous allons exporter de la farine pour importer du pain ». Le Venezuela, principal allié en Amérique latine de la Russie, la Chine et l’Iran…
Dans un tout autre domaine, dès l’annonce officiel de son voyage en Asie, Amnesty international a envoyé une lettre d’avertissement au président argentin. L’organisation non gouvernementale montre clairement à M. Fernández le double tranchant de vouloir chasser le Diable (États-unis) à l’aide de Belzébuth. Ainsi La Carta al présidente dénonce « la grave situation » en Russie et en Chine, la censure des journalistes et des médias indépendants, l’harcèlement des personnes dont la sexualité n’est pas exclusivement hétérosexuelle, l’intimidation, la disparition forcée et l’incarcération des opposants au régime et les défenseurs des droits humains. À partir des enquêtes menées par l’entité humanitaire, deux annexes décrivent en détail les violations des libertés individuelles registrées dans les deux pays. En vue de l’intérêt économique que représente l’Argentine pour les deux pays où « démocratie » est un vilain mot, Amnesty a signalé au président que les projets d’investissements respectent pleinement les droits humains, « étant donné que l’Argentine les a incorporés à son identité nationale depuis le retour de la démocratie (1983) ». Ce sont des sujets que le président argentin n’a pas osé aborder, car il ne faut pas mordre la main qui donne à manger.
Quelques jours après sa tournée, Alberto Fernández a fait marche arrière par rapport à ses critiques acerbes proférées en Russie contre les États-unis et le FMI. Des propos qui ont suscité une certaine « malaise » à Washington, tandis que dans un communiqué le FMI a annoncé une reprise de négociations en « étroite collaboration » avec le gouvernement argentin. Trouver un accord le plus rapidement possible est la priorité, avec l’objectif de « corriger les déséquilibres de l’économie » selon Gerry Rice, directeur de la communication du Fond. « Au moment de trouver une solution à l’accord avec le FMI, le gouvernement des États-unis nous a épaulé, et cela je l’apprécie » a dit Fernández qui ne répugne pas à mettre de l’eau dans ses propos (ce n’est pas la première fois). Ce changement de ton vis-à-vis les États-unis en l’espace de quelques jours a suscité la surprise dans les médias. Mais il n’a pas de quoi s’étonner, avec les États-Unis, le président incarne l’axiome du chancelier Oxenstiern : « On réussit mieux avec la queue du renard qu’avec la griffe du lion ».
Eduardo UGOLINI