Alors que la tension entre Pékin et Taipei est montée d’un cran après la présentation d’un rapport du ministère de la Défense taïwanais, le président nicaraguayen Daniel Ortega vient de décréter la saisie de l’ambassade de l’île au profit de la Chine. Un nouveau terrain conquis qui permet d’amorcer les ambitions planétaires du géant asiatique.
Photo : Global Times
Depuis quatre décennies de conflits diplomatiques, c’est une atmosphère de tension militaire au plus haut degré. Tout a commencé en octobre dernier, lorsque le ministère de la Défense taïwanais avait dénoncé un nombre record des actions agressives de la part de la Chine. Le 9 novembre, selon le rapport bisannuel de Taipei, l’objectif des « fréquentes manœuvres dans la zone grise(1)» était de s’emparer de l’île « sans combattre », après les incursions de l’aviation chinoise dans l’espace de défense de Taiwan depuis deux ans. Ce litige qui porte sur l’indépendance de Taiwan vis-à-vis de Pékin (la République populaire considère l’île comme une province chinoise), s’est extrapolé un mois plus tard en Amérique centrale. Ainsi, dans la soirée du 9 décembre, le ministre des affaires extérieures de Nicaragua, Denis Moncada, a déclaré : « la République populaire de Chine est le seul gouvernement légitime qui représente l’ensemble de la Chine, et Taiwan est une partie inaliénable du territoire Chinois. » Le gouvernement sandiniste du président Daniel Ortega « rompt à partir d’aujourd’hui les relations diplomatiques avec Taiwan », a-t-il ajouté avant d’annoncer la cessation de « tout type de contact ou relation officiels ».
C’est sans doute un nouveau coup dur pour Taiwan. Car le Nicaragua était l’un de ses rares soutiens diplomatiques dans la région, après la rupture des relations avec le Costa Rica en 2007, le Salvador et la République Dominicaine en 2018, sans oublier celle de Panama, en 2017, après des décennies d’amitié. Actuellement, Taipei n’est plus reconnue officiellement en tant que siège de la république de China que par 13 États et le Vatican. Et ce n’est pas tout : à la fin du délai de 14 jours concédés aux diplomates taiwanais pour quitter le pays, à une date particulièrement bien choisie pour frapper l’esprit du pouvoir romain – le lendemain du jour de Noël –, Daniel Ortega a annoncé avoir saisi le bâtiment de l’ancienne ambassade et l’avoir offert à la Chine.
Le problème, particulièrement grave, c’est que Taiwan avait décidé de faire don de son ambassade à l’Église catholique du Nicaragua, qui se montre toujours très sévère à l’égard du régime de Daniel Ortega. Ainsi cet abus du pouvoir, qui par ailleurs caractérise le régime totalitaire et népotique de l’ancien guérillero sandiniste, est légalement un affront aux lois internationales selon les experts. Car l’abandon unilatéral de la diplomatie confère au pays déchu le droit de vendre ou de faire don de ses biens selon son choix. Ainsi l’ont fait le Costa Rica et le Salvador. Or, ce qu’il faut surtout mettre en lumière c’est la vérité que cette rupture de relations recèle. D’une part, M. Ortega (qui vient d’être réélu pour un quatrième mandat consécutif après avoir éliminé de la campagne présidentielle tous ses rivaux, emprisonnés ou sous arrêt domiciliaire), ne se sent pas trop rassuré sur son trône. Et pour cause : après avoir durci leurs sanctions contre plusieurs de ses proches, les États-unis représentent à ses yeux une véritable menace pour la pérennité de son régime. De ce fait, préférant prendre les devants, il s’est accroché à un espoir : les ambitions croissantes de la Chine dans le Cône Sud américain ; c’est le domaine historique de Washington, où l’Oncle Sam a très tôt montré ses gencives étoilées pour planter durablement ses crocs aigus en vertu de la bicentenaire doctrine Monroe (2).
En effet, cette lourde série centro-américaine de ruptures diplomatiques avec Taiwan n’a qu’un seul objectif : s’émanciper du grand gendarme du nord pour se rapprocher de l’empire du Milieu. C’est-à-dire de sa protection diplomatique dans le concert des nations, notamment à l’ONU, mais aussi et surtout de ses importants capitaux, afin de s’assurer de son aide sous forme investissements et des biens de consommation. Or, s’il est vrai qu’on ne peut pas servir Dieu et l’Argent, comme l’a écrit saint Mathieu dans son Évangile, « l’argent protège » dit la Bible. Les cas de Panama et du Venezuela en offrent deux illustres exemples. « Depuis plusieurs années, [la rupture avec Taiwan] était à l’ordre du jour, reconnaît Isabel de Saint Malo, vice-président du Panama et ministre des Affaires étrangères, la Chine est un partenaire très important pour nous. C’est aussi le deuxième client du canal. » En ce qui concerne le régime chaviste, qui a plongé le Venezuela dans la pire crise sociale de son histoire, près de la moitié des réserves de vivres de l’État dépend des importations chinoises.
Dans le cas de Nicaragua, en 2013 Daniel Ortega avait signé un contrat colossal avec l’homme d’affaires chinois Wang Jing. En juin de cette année-là, l’Assemblée Nationale de Nicaragua accordait à son entreprisse une concession de cinquante ans pour la construction et la gestion d’un canal de 280 km reliant la mer des Caraïbes et l’océan Atlantique. D’un coût estimé de 41 milliards d’euros, le chantier du canal, censée disputer à celui de Panama le lucratif trafic entre les États-unis et l’Asie, a été arrêté peu de temps après les premiers coups de pèle (faillite de l’investisseur, élargissement en 2016 du canal de Panama, défenseurs de l’environnement). Pourtant, malgré l’échec de ce projet qui stipulait la création de 50 000 emplois et des investissements en milliards de dollars, les liens entre Managua et Pékin sont aujourd’hui plus forts que jamais.
Ainsi, le même jour de l’annonce de la rupture des relations avec Taiwan, Laureano Ortega Murillo apparut dans la presse chinoise à côté de Ma Zhaoxu dans la ville de Tianjin, près de Pékin. Le fils, et conseiller, du président nicaraguayen a rencontré, le 10 décembre, le vice-ministre des affaires étrangères chinois lors de la cérémonie officielle de rétablissement des relations diplomatiques. Ceci rappelle que Mao Zedong était convaincu que les projets d’expansion chinois aboutiraient un jour ou l’autre, alors que depuis quatre décennies de croissance économique, l’actuel président Xi Jinpig est en train de réaliser ce rêve. Et si pour le sociologue étasunien Salvatore Babones on surestime la place que la Chine serait en train de prendre sur l’échiquier mondial, il y a de quoi s’interroger face au déploiement tentaculaire de l’empire du Milieu.
Dans cette perspective expansionniste, après avoir avancé tièdement ses pions dans les années 1960 en Afrique, où la Chine est aujourd’hui un partenaire économique de premier ordre (d’où le néologisme Chinafrique), l’orientation s’accentue clairement vers l’Amérique latine. Brésil, Colombie, Pérou, Chili, Argentine… depuis deux décennies les capitaux chinois arrivent largement en tête des investissements étrangers. Coopération industrielle et agricole, mais aussi dans les secteurs les plus modernes comme l’aéronautique, l’énergie et la santé. Sur ce point, dans le contexte actuel de la pandémie, dès janvier 2021 la Chine a envoyé au Brésil plus de 5 400 litres d’intrants pour produire près de 9 millions de doses de CoronaVac. Selon le Financial Times de Londres (9 mai 2021), plus de la moitié des vaccins injectés dans les dix pays les plus peuplés de la région étaient chinois.
Au-delà de la démarche humanitaire, en aidant ces pays dans la lutte contre la pandémie, la Chine compte-t-elle renforcer davantage sa position en Amérique latine ? Peut-on dire qu’on est en présence d’un nouveau néologisme, la Chinamérique ? La réponse se trouve peut-être en filigrane entre l’Histoire et le passé le plus récent. « Quand la Chine s’éveillera le monde tremblera », ces mots énigmatiques attribués à Napoléon se trouvent relayés par La Chine m’inquiète, titre de l’ouvrage du sinologue Jean-Luc Domenach. Le 26 octobre 2006, le sinophile Jacques Chirac avait déclaré, dans un discours à l’université de Pékin, qu’il considérait la Chine « comme une candidate sérieuse à la direction des affaires du monde ». Le 16 avril 2020, l’hebdomadaire italien Panorama a consacré son dossier au géant asiatique, avec ce titre : Attention aux Chinois ! L’impérialisme du dragon sera-t-il plus humain que les impitoyables serres de l’aigle du Nord ?
Eduardo UGOLINI
1. Utilisé par les analystes militaires, le concept de manœuvres dans la zone grise s’applique à la panoplie d’agressions qui s’arrêtent avant le conflit armé, y compris les cyberattaques et les campagnes de désinformation.
2. James Monroe (1758-1831), président des États-unis de 1817 à 1825, proclama, dans un message au Congrès, ce qu’on a appelé la doctrine de Monroe : préserver le continent américain de nouvelles interventions colonisatrices européennes, en particulier en Amérique latine. Cette doctrine s’est transformée en politique de domination du continent. Officiellement abandonnée, elle explique l’attention que les États-unis portent encore aujourd’hui sur les affaires latino-américains.