À 79 ans, le crooner majestueux fait son grand retour avec “Meu Coco”, premier album de chansons originales depuis neuf ans. Entretien avec ce défenseur du métissage, toujours remonté contre les Trump et autres Bolsonaro.
Photo : Voz de Chile
Sa classe absolue sur la scène de la Philharmonie de Paris le 28 août dernier, l’exquise gracilité de sa voix, la sobriété lumineuse de son jeu de guitare, et même la ferveur quasi religieuse du public ce soir-là resteront gravées dans notre mémoire. Quatre mois après ce récital en solo d’exception, Caetano Veloso fait son grand retour discographique avec l’album Meu Coco, premier enregistrement de titres originaux depuis Um abraçaço, en 2012. Pourquoi un si long silence ? « J’ai beaucoup tourné, d’abord avec mes trois fils, puis Gilberto Gil, ensuite Teresa Cristina et… je n’ai pas vu le temps passer. J’ai écrit deux ou trois choses, mais c’est vraiment après avoir tout arrêté, pendant la pandémie, que je me suis remis à composer. »
Le regard doux et le français plutôt ferme, l’affable légende de 79 ans nous reçoit par écran interposé, depuis sa maison de Rio, où il a fignolé et enregistré son nouveau répertoire : douze chansons pleines de grâce, portées par la romance et la saudade, mais aussi une inquiétude citoyenne.
Sur Anjos Tronchos, titre dystopique sur les « anges tordus » de la Silicon Valley et le spectre du tout-numérique, il dénonce ainsi les dérives des réseaux sociaux. À la différence de son compère Gilberto Gil, papy instagrameur et tiktokeur, lui-même n’en est pas un adepte. Il aura même fallu une tournée en Amazonie, où la mauvaise connexion Internet ne lui permettait pas de « skyper » avec ses enfants, pour que sa femme lui achète son premier smartphone et lui en explique le fonctionnement. « Je suis un vieil homme », soupire-t-il amusé. Mais sous la mèche couleur neige, l’esprit reste en veille. « Aux débuts d’Internet, j’étais déjà sceptique par rapport à quelques-uns de mes amis. Depuis, j’ai trouvé certains usages intéressants, d’autres, très ennuyeux, mais beaucoup, surtout, très dangereux. Sur le plan politique, notamment, la machine a dérapé. »
Hommage à Gilberto Gil et Gal Costa
Les « clowns » macabres qu’il évoque dans la chanson désignent les Bolsonaro, Trump et effrayants consorts. Les noms et les prénoms qu’il égrène sur le reste du disque sont réservés à des anges autrement bienveillants, telle sa sœur Maria Bethânia, son fils Moreno, les légendes de la bossa nova João Gilberto et Elis Regina, le sambiste Dorival Caymmi, cités parmi une quinzaine d’artistes sur la chanson-titre, ode au métissage en danger, et qu’il fait danser dans sa « noix de coco » (sa caboche). « J’ai toujours adoré chanter les noms. Je le faisais déjà sur ma chanson Lingua, en 1968, j’ai recommencé plus tard sur l’album Cores, Nomes [« noms de couleur » ndlr]. À travers eux, je célèbre aussi la diversité brésilienne. Comme m’avait dit un jour João Gilberto, “nous sommes tous des Chinois”. »
Les rythmes et sonorités afro-brésiliens irriguent d’ailleurs une bonne partie de l’album, comme sur le saisissant GilGal, aux accents percussifs très rituels. « C’est bien sûr une référence directe à Gilberto Gil et Gal Costa, mes vieux compagnons tropicalistes, mais j’ai trouvé le mot lui-même dans Joseph et ses frères, le roman très biblique de Thomas Mann. J’ai fait des recherches et le Gilgal, sur lequel s’allonge Jacob, s’est avéré être un autel, un lieu de culte. » À sa façon, allégorique et languide, l’enfant de Bahia recompose son sacré. Gil, dit-il, lui a « appris le sens du son », quand lui-même a tenté de lui enseigner « le silence du sens ».
“La scène brésilienne est loin de présenter un front uni. Parmi les jeunes artistes que j’ai cités sur le disque, tous ne sont pas anti-Bolsonaro.”
Tout à sa pluie d’hommages, l’activiste brésilien, qui défia la junte militaire dans les années 1960 avec ses frères d’armes psychédéliques, n’est pourtant pas dupe. « La scène brésilienne est loin de présenter un front uni. Parmi les jeunes artistes que j’ai cités sur le disque, tous ne sont pas anti-Bolsonaro. À défaut de refaire la révolution, cette nouvelle génération peut néanmoins compter sur l’inspiration puissante qui porte la musique pop brésilienne aujourd’hui, assez pour rester debout dans l’adversité. » Conscient de n’être plus de taille à fédérer la rébellion, lui n’en continue pas moins de mener ses propres combats, que ce soit pour la reconnaissance des opprimés ou la sauvegarde de la forêt amazonienne.
Chantre du cosmopolitisme, il élargit également ses horizons musicaux, pour unir son blues à celui de la chanteuse portugaise Carminho (le titre Você-Você). « Mon amour du fado remonte à l’enfance. À la maison, ma mère était branchée sur les émissions de fado qui passaient à la radio. Des chanteurs comme Ester de Abreu étaient célèbres au Brésil. À 9 ans, j’imitais même l’accent portugais pour pouvoir chanter comme elle. »
Avec une sensualité plus déchirante encore, il s’envole au Liban (Cyclamen do Libano,perle orientale du disque, portée par des cordes luxuriantes), pour y cueillir les derniers pétales d’une romance finissante, qui sonne comme la plainte désenchantée d’une nation à l’agonie. Aux peuples abusés par leurs édiles, aux sans-voix des démocraties dévoyées, le majestueux crooner offre sa mélancolie chavirante, sa saudade éternelle.
D’après Télérama / France Culture