Dans l’immédiat après-Castro, il n’y a aucune volonté de démocratiser la vie publique sur l’île. Après les manifestations historiques du 11 juillet, le tout-puissant Parti communiste craint l’effondrement du régime. Les États-Unis, la France, l’Église demandent au gouvernement de respecter les droits des Cubains à se rassembler de manière pacifique.
Photo : El Politico
Les dissidents cubains avaient prévu de descendre dans la rue, le 15 novembre dernier, pour protester contre le gouvernement et réclamer la libération des prisonniers du 11 juillet. Cette date-là, par l’ampleur de la manifestation, restera gravée dans les annales politiques. C’était la plus importante manifestation contre le gouvernement depuis l’arrivée du castrisme au pouvoir en 1959. C’était aussi une nouvelle tentative populaire de vouloir exercer le droit de dénoncer le manque de liberté, les pénuries de tout genre, le contrôle de l’État sur la vie privée. Un crime de lèse-majesté fortement réprimé : un mort, des dizaines de blessés et 1270 personnes arrêtées au cours de l’été. Selon l’ONG Cubalex, plus de 650 sont toujours sous les verrous.
« Le peuple cubain a connu le goût de la liberté. Lorsque la pression retombera, il descendra à nouveau dans la rue. » Il a fallu attendre quatre mois pour que ce propos prophétique, exprimé après la manifestation du 11 juillet par deux réfugiés en France liés jadis à la révolution, devienne réalité ce lundi 15 novembre. Mais l’administration Díaz-Canel, actuel président et successeur de Raúl Castro depuis 2018, a réussi à étouffer cette grande marche de protestation attendue dans six provinces du pays. Car les autorités soupçonnent les organisateurs de vouloir provoquer un changement de régime avec le soutien de ce grand gendarme du continent américain qu’est l’Oncle Sam.
Ainsi, durant le week-end, alors qu’en soutien de leurs compatriotes 200 personnes défilaient à Miami (« Marche civique pour le changement »), toute une panoplie de mesures dissuasives a été mise en place par le gouvernement sur l’île. Voici un aperçu de ce qu’on peut appeler les « techniques d’intimidation » contre celles et ceux qui ne veulent plus se taire, considérés par le régime totalitaire « ennemis de la révolution ». Coupures ciblées de l’accès aux réseaux sociaux, convocations inopinées par la police, personnes détenues de façon arbitraire, menaces de poursuites pénales envers les manifestants, campagnes agressives de diffamation contre les organisateurs, sans oublier les 131 cas de militants bloqués à leur domicile par les forces de l’ordre (recensés par la plate-forme d’opposition Cuba Decide).
Parmi les figures de l’opposition arrêtées, le psychologue, journaliste et militant des droits humains Guillermo Fariñas, prix Sakharov de la liberté de l’esprit du Parlement européen 2010 (23 grèves de la faim durant les années 2000 pour protester contre la dictature). D’autres dirigeants de la dissidence ont été également arrêtés avant la manifestation. Notamment Manuel Cuesta Morua, vice-président du Conseil pour la transition démocratique, ainsi que la dirigeante du mouvement des Dames en blanc, Berta Soler, et son époux, l’ex-prisonnier politique Ángel Moya. Arrêtée aussi pour quelques heures, l’historienne de l’art Carolina Barrero, qui était déjà empêchée de sortir de chez elle depuis deux cents jours.
Cet excès de raison d’État a suscité en retour la condamnation, une fois de plus, de la Maison-Blanche. Par la voix de son conseiller à la sécurité nationale, Washington a fait savoir que « les États-Unis s’engagent à soutenir les actions des Cubains qui cherchent à promouvoir un changement démocratique. » Dans le même communiqué, Jake Sullivan a dénoncé l’usage de la force contre les dissidents « en amont de manifestations pacifiques prévues » le 15 novembre. Une répression en amont dénoncée auparavant par le groupe Archipiélago.
Créé sur Facebook à la suite des manifestations du 11 juillet, ce groupe est à l’origine de l’appel à manifester le 15 juillet. Le site, dont l’accès aux réseaux sociaux avait été coupé, compte sur un nombre considérable d’adhérents : 37 000 membres à Cuba et à l’étranger. Son créateur, le dramaturge Yunior García (39 ans), après avoir été bloqué chez lui par la police, a trouvé refuge en Espagne où il est arrivé le 17 novembre. Par ailleurs, une des coordinatrices d’Archipiélago, Daniela Rojo, a été séquestrée par la Sécurité de l’État. « Une opinion qui nous oblige à recourir à la force pour la détruire est une opinion qui est déjà plus forte que nous », a dit Ernesto « Che » Guevara lors de sa dernière réunion de direction du ministère de l’Industrie cubaine (5 décembre 1964). Selon la déclaration de la dissidente Marta Beatriz Roque à l’Agence France-Presse (AFP), le 17 novembre, au moins sept opposants restaient encore détenus.
De son côté, la France, qui regarde « avec préoccupation » la situation à Cuba, a demandé aux autorités du pays de respecter la libre expression de ses citoyens. « Nous appelons le gouvernement cubain à garantir le droit de la population à se réunir et à manifester pacifiquement », a déclaré le ministère des Affaires étrangères français le 15 novembre. Un appel à la raison conforté par le message des responsables de l’Église. Les évêques cubains se sont exprimés le 12 novembre, à l’issue de leur Assemblée plénière : « toute personne mérite l’estime et la reconnaissance de sa dignité, de sa condition d’être humain et d’enfant de Dieu, de citoyen libre, soumis à des droits et à des devoirs. Par conséquent, chaque Cubain doit pouvoir exprimer et partager librement et respectueusement ses opinions, ses pensées ou convictions personnelles, même s’il n’est pas d’accord avec la majorité ». En ce qui concerne les représailles – physiques ou psychologiques– contre les opposants au régime, la Conférence épiscopale a rappelé que tout acte de violence « blesse gravement l’âme de la nation cubaine, et contribue encore plus à la douleur, à la souffrance et à la tristesse de nos familles. »
Rappelons que, à la suite des protestations inédites du mois de juillet, une certaine accalmie régnait sur l’île, « sorte d’accalmie qui succède à tant de crises » (Jaurès). C’est la raison pour laquelle nous nous sommes posé la question, dans un article précédent, s’il s’agissait bien de l’apaisement après la tempête ou plutôt de l’œil d’un ouragan politique et social. En regardant de plus près, même réprimé au point de devoir rester bloqué chez soi, le mécontentement populaire porte à croire, hélas, à la deuxième option. Car après six décennies d’hégémonie – et de répression – castriste, dans le pays règne une ambiance générale morose, et c’est donc un véritable changement d’orientation du régime que tout le monde attend.
Comme l’a confié à l’auteur de ces lignes un témoin sur l’île : « Le climat politique est incandescent. Il faut voir ce qui est en train de se passer, dans une multiplicité de nuances. Il est probable qu’un changement de gouvernement n’est pas loin, car nous sommes en train de vivre des choses très fortes et à une grande vitesse. Espérons que tout cela apporte un changement de système, et que cette révolution ne soit prise en otage comme l’avait fait Fidel en 1959. » À cette époque, le ‘’líder máximo’’ avait affirmé, dans une conférence de presse à New York : « Nous voulons établir à Cuba une véritable démocratie, sans aucune trace de fascisme, péronisme ou communisme. Nous sommes contre toute forme de totalitarisme. »
Eduardo UGOLINI