Salué par la critique européenne, le film Memoria, six ans après Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerasethakul nous embarque avec Tilda Swinton pour les terres colombiennes, et signe une œuvre extra-sensorielle saisissante, qui nous invite à affûter nos perceptions pour renforcer notre présence au monde.
Image : Allociné
« Une expérience divine » C’est par ces mots que Tilda Swinton, l’étonnante actrice anglaise du film Memoria – prix du Jury ex aequo au dernier Festival de Cannes – qualifie le tournage et sa collaboration avec Apichatpong Weerasethakul, réalisateur et coproducteur thaïlandais de cet « ovni du cinéma » tel que le décrit la critique, sorti sur nos écrans ce mercredi et salué par l’ensemble de la presse comme une œuvre hors du commun. L’expérience est tout aussi prenante, étrange, presque spirituelle pour les spectateurs qui se laissent porter par le rythme lent et le style très personnel de celui qui remporta déjà la Palme d’Or en 2010 pour Oncle Boonmee, et par une narration qui reste suspendue parfois en de longs silences que le public, comme envoûté, respecte absolument. Un silence qu’amplifient aussi les trombes de pluie tropicale.
C’est d’un bruit pourtant qu’il s’agit d’abord : un « bang » obsédant qui résonne à l’oreille de cette horticultrice écossaise venue en Colombie pour ses orchidées et pour sa sœur, malade d’on ne sait quoi. D’où vient ce son omniprésent qui résonne dans la salle ? Ce pourrait être le fil conducteur de l’histoire que d’en retrouver d’abord la tonalité, puis l’origine. Mais le film va bien au-delà. Tilda Swinton, dans sa quête – et par la magie d’un personnage qu’elle rencontre, Hernán, interprété par les acteurs colombiens Juan Pablo Urrego et Elkin Díaz – se retrouve en contact justement avec l’au-delà, « là où perception et émotion se rencontrent, coïncident, collisionnent » selon les propos de la critique du journaliste de Libération Luc Chessel. « Ce bruit » dit-elle dans une interview, « c’est comme la fin du monde. Pour l’entendre, il faut se rendre disponible. C’est comme une méthode de méditation : il faut être détaché pour observer de l’extérieur. Désormais, notre monde va tellement vite, il nous maintient tous de façon si étroite que l’on ne peut plus rien voir. »
Ne rien voir… ce n’est pas le cas de ceux qui vivent au plus près de la nature en Colombie. Et ce qui peut surprendre, intéresser aussi, les spectateurs qui connaissent un peu ce pays, si attachant par la richesse de son histoire ancienne et de ses croyances multiculturelles, c’est combien il a été compris par ce grand artiste asiatique qui dit l’avoir aimé dès son premier voyage en 2017. Ce n’est pas seulement l’Amazonie dont il rêvait enfant – et qui d’ailleurs n’apparaît pas, le film étant tourné à Bogotá et sur les pentes foisonnantes des montagnes de Pijao – que le cinéaste a cherchée et trouvée, mais une Colombie à la fois technique et très contemporaine dans les studios d’acoustique de l’Université nationale ou le laboratoire d’anthropologie où travaille la Française qu’incarne Jeanne Balibar, un pays profondément humain, spiritualiste. « L’humanité qu’on retrouve dans le film est due à Apichatpong , bien sûr » a déclaré l’actrice, « mais aussi à la Colombie. Dès le début, quand nous avons commencé à parler de ce projet il y a plusieurs années, nous nous sommes dit qu’il fallait trouver un vrai cadre pour cette histoire, que l’endroit où il serait tourné deviendrait aussi un personnage. Nous avons pensé que la Colombie serait l’endroit idéal. »
Claire DURIEUX
Memoria du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, 2 h 16 avec Tilda Swinton, Elkin Díaz, Juan Pablo Urrego, Jean Balibar. Nous soulignons aussi des installations d’Apichatpong Weerasethakul à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne jusqu’au 28 novembre prochain – http://i-ac.eu.
Sur la Colombie
Influencé par les romans sur des chasseurs de trésors arpentant des civilisations perdues, avec lesquels il a grandi, Apichatpong Weerasethakul a décidé de situer Memoria en Colombie : « Les auteurs thaïlandais étaient inspirés par les récits occidentaux, ceux qui romançaient la découverte de l’Amazonie à l’époque coloniale. Ils ont copié et adopté les décors et ont prétendu que ces histoires se déroulaient en Thaïlande. Je suis toujours attiré par un tel monde, qui n’existe peut-être que dans les livres. » Ses voyages au cours de la dernière décennie en Argentine, au Brésil, au Pérou et en Colombie ont réveillé sa fascination pour l’Amazonie. Une région qu’il n’a toujours pas visitée car il est tombé amoureux de l’architecture des villes et a finalement décidé de tourner dans les villes de Bogotá et Pijao. (Allociné).