Antony Blinken en Amérique latine : première tournée du chef de la diplomatie des États-Unis

Washington s’intéresse de près à l’avenir du Cône Sud, où l’administration Biden vient de présenter ses priorités. Au programme : la situation délétère qui menace la stabilité sociale dans plusieurs pays, le soutien aux gouvernements démocratiques, la lutte contre le narcotrafic. Objectif : juguler le flux migratoire qui frappe, de façon exponentielle, aux portes du Rio Bravo.

Photo : Challengers

Un mois d’octobre chargé pour Antony Blinken. Le diplomate en chef des États-Unis s’est rendu dans trois pays qui lient leurs perspectives politiques à la présidence de Joe Biden : le Mexique, l’Équateur et la Colombie. La visite au Mexique de la vice-présidente Kamala Harris, en juin dernier, est la démonstration de ce renforcement des relations après la difficile connivence avec l’imprévisible Donald Trump. La rencontre de Blinken avec son homologue mexicain Marcelo Ebrard, le 8 octobre, a été centrée sur la lutte contre le crime organisé et le trafic d’êtres humains. Ce dernier point est d’une actualité alarmante pour l’administration étasunienne : depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche, plus d’un million de migrants ont été interpellés à la frontière avec le Mexique après avoir traversé une douzaine de pays avec comme objectif d’atteindre « l’Eldorado » américain. 

À l’arrivée de Blinken à Mexico, 652 migrants ont été arrêtés dont plus de la moitié étaient des mineurs. Ils voyageaient en direction de Monterrey, une ville située au nord du Mexique. En matière de flux migratoire, le territoire mexicain est ainsi devenu la Méditerranée de l’Amérique. Et pour preuve : depuis plusieurs mois des dizaines de milliers de migrants (dont la plupart d’Haïti, de Cuba, du Venezuela et même d’Afrique) sont cantonnés dans les villes de Ciudad Acuña (frontière nord avec le Texas) et de Tapachula (au sud avec le Guatemala). 

Le 19 octobre, Antony Blinken s’est rendu en Équateur pour rencontrer le président Guillermo Lasso au Palais Carondelet de Quito. « Nous apprécions beaucoup le fait que vous démontrez de manière convaincante que la démocratie peut donner des résultats concrets », a déclaré l’émissaire de Washington, faisant allusion à la « dictature » de Nicolás Maduro au Venezuela. Sur un autre registre, il a reconnu une certaine négligence de la part de son pays envers les populations du Cône Sud : « Notre bilan en matière d’amélioration de la sécurité dans les démocraties de la région est mitigé. » Ainsi la visite de Blinken coïncide avec la mise en place par le président équatorien de l’état d’exception pour une durée de soixante jours. Une mesure extrême qui mobilise les forces armées dans les rues, avec des fouilles et des contrôles d’identité, afin de lutter contre l’autre sujet sensible de cette tournée latino-américaine : l’insécurité et le trafic de drogue qui gangrène la région.

Après l’Équateur, M. Blinken est arrivé à Bogotá le 20 octobre. Au cours de la conférence de presse commune avec le président Iván Duque, il a d’abord loué le rôle joué par la Colombie en tant que « meilleur allié sur tous les sujets que nos démocraties affrontent dans la région. » Le secrétaire d’État a également souligné « l’énorme générosité » du gouvernement pour avoir accueilli près de deux millions de migrants vénézuéliens. Rappelons que d’après les estimations de l’ONU, cinq millions de vénézuéliens ont quitté leur pays depuis 2015.

De son côté, Iván Duque a manifesté sa disposition à travailler ensemble contre l’ennemi commun : le Venezuela. Le président colombien a carrément qualifié le gouvernement de son voisin Nicolás Maduro de « dictature oppressive, corrompue et narcotrafiquante. » Par ailleurs, le plan de régularisation de près d’un million de vénézuéliens sans papiers a mérité l’éloge de Blinken, en soulignant par ce fait que la Colombie « est un modèle pour la région et aussi un modèle pour le monde. » 

En ce qui concerne la migration irrégulière, les mots d’ordre du secrétaire d’État rejoignent l’idée lumineuse proposée par Andrés Manuel López Obrador. En juillet 2018,lors de la visite du précèdent chef de la diplomatie étasunienne Mike Pompeo, sous la présidence de Donald Trump, le président mexicain avait préconisé la prévention avant la répression, s’attaquer aux causes de la migration, telles que la violence et la pauvreté, avec l’aide des États-unis. Voici la déclaration de Blinken lors de la conférence de presse à Bogotá : nous devons « nous attaquer plus efficacement à la cause profonde la migration […] C’est-à-dire à ce qui pousse les gens à tout quitter pour faire un voyage aussi dangereux à travers le continent ».

Enfin, dans un autre contexte mais concomitants à la tournée du secrétaire d’État, deux faits isolés permettent d’établir un lien avec le programme de l’administration Biden pour l’Amérique latine. D’abord, le 16 octobre : l’extradition vers les États-Unis d’Alex Saab, l’entrepreneur colombien qui était arrêté au Cap Vert en attendant l’extradition. Saab, qui a également la nationalité vénézuélienne et un passeport diplomatique, est soupçonné de blanchissement d’argent et considéré comme le prête-nom de Maduro. Dans cette affaire, une chose est certaine, c’est qu’il était « un important intermédiaire du pouvoir vénézuelien » et, selon de nombreux experts « connaissant tous les rouages financiers occultes de Caracas ».

L’autre fait marquant de ces derniers jours a eu lieu justement trois jours après la tournée de Antony Blinken : l’arrestation du colombien Dario Antonio Úsuga, alias ’’Otoniel’’, l’un des plus redoutables barons de la drogue en Amérique latine. Le gouvernement d’Iván Duque a annoncé la capture du dirigeant du clan du Golfo, le 23 octobre, près de la frontière avec le Panamá, avec l’aide notamment du réseau satellitaire des agences des États-Unis et du Royaume-Uni, Le président colombien s’est félicité, selon ses mots, du « coup le plus dur » porté au narcotrafic depuis le début de ce siècle. Les États-Unis avaient offert une récompense de cinq millions de dollars pour sa capture.

Ainsi s’achève la première tournée du chef de la diplomatie étasunienne en Amérique latine. Une région dont les populations paupérisées, élections après élections, composent désormais une mosaïque déstabilisante pour le grand gendarme du Nord. Une situation que l’on aurait pu éviter dans cette sorte de « Zone Zéro » du continent américain, où la galopante et généralisée crise économique, la débâcle sociale, le manque de confiance dans ses dirigeants – corrompus et/ou incompétents – rappellent ce propos prémonitoire de l’économiste étasunien Raul Prebisch : « Le monde libre ne peut ignorer l’Amérique latine sans courir le risque de troubles dont il subirait le contrecoup. Si le développement économique n’est pas assez rapide, si les nouvelles générations ne peuvent trouver d’emploi, si les paysans ne sont pas absorbés par l’industrie, alors de graves troubles politiques se produiront. Ils ne seront pas dus seulement aux masses, mais aussi et surtout aux élites. Ces éléments […] seront la source de graves perturbations sociales. » (Revue Réalités, « 20 Nations tentent d’échapper à la malédiction de la pauvreté », septembre 1964)

Eduardo UGOLINI