Outil précieux pour les spécialistes du continent, le Latinobarómetro est, depuis 1995, la plus importante base de données d’opinions en espagnol. Concrètement, il s’agit d’un travail colossal d’entretiens réalisé annuellement sur un échantillon représentatif de la population latino-américaine. L’édition 2021 « Au revoir à Macondo » est la première depuis 2018 et compile les résultats de 20.204 entretiens, réalisés dans 18 pays.
Photo : Latinobarómetro
Que mesure exactement le Latinobarómetro ? Les questions posées regroupent une série importante de sujets allant de la perception de la situation économique, au degré d’adhésion à la démocratie, les sujets de préoccupation du quotidien mais aussi la confiance donnée à une série d’institutions. Le Latinobarómetro mesure entre autres le soutien des populations latino-américaines au modèle démocratique. Depuis 2010, on constate un déclin de l’idée de démocratie comme modèle préférable à une autre forme de gouvernement. En 2020, seulement 49 % des interrogés montraient leur soutien à la démocratie (-14 % depuis 2010). En revanche, 13 % des interrogés estimaient qu’un régime autoritaire serait préférable. Cette opinion reste plus ou moins stable depuis les premières mesures du baromètre. Le déclin du soutien au modèle démocratique s’explique par l’augmentation des personnes indifférentes au modèle politique mis en place (27 % des interrogés).
Sur ce point les disparités entre les pays parlent d’elles-mêmes, notamment dans les différences d’opinions entre 2018 et 2020. En l’espace de deux ans, le soutien au modèle démocratique aura gagné 18 % au Salvador, à la suite de l’élection de Nayib Bukele. En effet, l’alternance politique semble redonner du crédit au modèle démocratique, qui gagne également 13 points en Uruguay, 6 au Brésil et 5 au Mexique. De l’autre côté du spectre, le soutien à ce modèle a fortement diminué dans les pays en proie aux protestations sociales. Au même titre que la Colombie avec 43 % des interrogés (-11 %), en Équateur, un tiers à peine des sondés défendent la démocratie comme modèle politique privilégié (-17 %).
Latinobarómetro s’essaye ensuite à dresser le profil moyen du démocrate latino-américain : il s’agit d’un homme ou d’une femme, de plus de 60 ans, au niveau d’éducation élevé et appartenant à la classe moyenne. Il est inquiétant de constater que le soutien au modèle démocratique est moins important chez les jeunes, le futur du corps électoral, mais aussi parmi les classes supérieures, dont l’influence politique est plus importante. La vie en démocratie n’aurait donc pas comme effet la production de démocrates en Amérique latine et l’érosion des classes moyennes ces dix dernières années permettrait d’expliquer le déficit démocratique de la région. De plus, la transformation d’une démocratie en autocratie est relativement facile et compliquée à déterminer dans le temps. Surtout quand elle est soutenue par l’opinion publique : au Salvador, 63 % des sondés soutiendrait un gouvernement non démocratique s’il « permet de résoudre les problèmes », et 66 % estiment qu’en cas de difficultés, le président peut prendre le contrôle des médias. Des chiffres similaires que l’on retrouve dans de nombreux pays d’Amérique centrale mais aussi en République dominicaine.
La crise économique et sociale
Avec la pandémie, le nombre d’habitants pauvres dans la région a augmenté de 50 millions. Néanmoins, ce phénomène n’est pas une crise de plus lié à une conjoncture sanitaire : la pauvreté et les inégalités structurent les pays d’Amérique latine, il s’agit d’une crise permanente préexistante au COVID-19. Entre 1997 et 2020, les chiffres n’ont pas changé et 78 % des Latino-américains estiment que la distribution de la richesse dans leur pays est injuste. Le Chili, après les manifestations de ces dernières années, est devenu le pays de la région où l’on perçoit le plus ces injustices, avec 90 % d’opinions en ce sens.
En matière de perception sociale, entre 2018 et 2020, l’assignation des interrogés en tant que classe populaire est passé de 51 à 55 %. Les classes supérieures restent stables avec 8 % et la classe moyenne continue sa lente désintégration à 32 %. L’année dernière, 30 % des sondés affirmaient avoir du mal à s’alimenter, dont 54 % des Vénézuéliens.
Une défiance généralisée envers les institutions
Le Latinobarómetro interroge également les sondés sur leur degré de confiance dans les institutions de leur pays. L’institution dans laquelle les populations latino-américaines déposent le plus leur confiance reste l’Église avec 61 % d’opinions positives. Ce résultat est extrêmement variable selon les pays. Au Chili, suite à la lente déchristianisation du pays et aux nombreux scandales de pédophilie, la confiance en cette institution est passé de 72 % en 1995 à 31 % en 2020, tandis qu’elle culmine encore aujourd’hui à 77 % au Paraguay ou à 74 % au Honduras. La deuxième institution de confiance est l’armée (44 % d’opinions favorables), avec des scores élevés au Salvador et en Uruguay (65 et 59 % respectivement). En troisième position arrive la police avec 36 % d’opinions favorables, bien qu’au Venezuela et au Mexique les avis positifs ne dépassent pas la barre des 20 %.
L’étude montre très clairement une méfiance des populations latino-américaines vis-à-vis des institutions démocratiques : le gouvernement est digne de confiance pour seulement 27 % des interrogés, 25 % pour le pouvoir judiciaire, 20 % pour le Parlement. Quant aux partis politiques, ils recueillent seulement 13 % d’opinions favorables et ont été pulvérisé dans pratiquement toute la région. On peut observer ces dernières années une atomisation des partis politiques suite à l’échec des élites à subvenir aux besoins des populations. S’ils devaient voter aujourd’hui, les sondés brésiliens auraient le choix entre 25 partis politiques, 21 au Pérou, 20 au Venezuela, 14 au Chili et 13 en Bolivie. Le temps des leaders charismatiques du début du XXIème siècle qui rassemblaient les foules ne semble plus faire recette dans la région où l’électorat est de plus en plus volatile. Cette méfiance dans les institutions publiques est alimentée par le sentiment que la corruption ne fait qu’augmenter, selon 57 % des interrogés. La perception de ce problème endémique est particulièrement présente au Venezuela (75 %), au Chili (73 %) et en Équateur (72 %) et un peu moins au Salvador où 54 % des sondés, après l’élection de Bukele, estiment que la lutte contre la corruption s’est intensifiée.
Cette défiance dépasse la sphère des institutions publiques et s’installe également dans la vie quotidienne. En 2020, le niveau de confiance interpersonnelle atteint son minimum historique en Amérique latine. Cela signifie concrètement que seulement 12 % des interrogés estiment que l’on peut avoir confiance dans la majorité des personnes qui composent la société. Ce niveau tombe à 5 % dans des pays comme le Brésil ou le Venezuela. En Amérique latine, on se méfie presque systématiquement des inconnus.
Le rapport du Latinobarómetro permet de comprendre les sociétés latino-américaines à travers le regard de ses propres habitants. Il s’agit dès lors de ressentir le pouls de l’opinion publique à un instant T. En effet, les opinions changent peu d’année en année mais le Latinobarómetro, et sa trajectoire de plus de 20 ans en Amérique latine, laisse également émerger des tendances. Le principal avantage de cet instrument est sa transversalité, permettant de comparer les résultats au niveau national et ainsi distinguer les différences mais également les convergences au-delà des frontières. Le rapport de 2021 est le premier à être publié depuis trois ans. Trois années qui ont une saveur de décennie à la lumière des évènements qui les ont traversés. La pandémie du COVID-19 est, bien entendu, comme partout ailleurs, un élément fondamental qui permet d’éclairer le résultat des enquêtes menées sur le terrain entre octobre et novembre 2020. Mais la pandémie, dans le contexte latino-américain, n’aura été que le triste point d’orgue de ce que certains qualifient déjà comme une « décennie perdue » (2010-2020).
En effet, la liste des évènements majeurs qui ont façonné la région entre 2018 et 2020 donne le vertige tant elle pose les bases de la triple crise (sanitaire, économique et politique) que traverse l’Amérique latine actuellement : les dérives autoritaires au Venezuela et Nicaragua ; les manifestations en Équateur, en Bolivie, en Colombie, au Chili ; la destruction des partis politiques traditionnels et l’arrivée au pouvoir d’outsiders au Mexique, au Brésil, au Salvador, au Pérou. En ce sens, les rédacteurs du Latinobarómetro estiment que « la crise économique causée par la pandémie ne définit pas la région mais accentue simplement ses caractéristiques ».
Romain DROOG
Pour accéder au rapport complet (en espagnol), cliquez ici.