Roman de formation et de désillusion, La nuit de l’attente est aussi un formidable portrait littéraire de Brasilia, la ville capitale de l’utopie désenchantée. Milton Hatoum est un de nos premiers invités pour les Belles Latinas de 2022.
Photo : Actes Sud – Open Option
À 16 ans, Martim voit sa vie basculer : la séparation inattendue de ses parents l’éloigne de São Paulo où il est né : il vivra désormais avec son père qui travaille sur le chantier de construction à Brasilia. L’année 1967 va s’achever, Brasilia n’est accueillante ni pour le père, encore sous le choc de la « trahison » de Lina, ni pour le fils qui ne comprend pas ce qu’il fait là, père et fils qui ne se parlent guère. Quand, en mars 1968, commencent des troubles provoqués par des étudiants, la ville se transforme en piège avec ses larges avenues qui n’offrent aucun refuge. C’est grâce à ces jeunes révoltés contre la dictature que Martim se rapproche d’élèves du même lycée que lui.
Dix ans plus tard, Martim vit à Paris. Son adaptation se fait tant bien que mal. L’enthousiasme (de la jeunesse ?) n’est pas là, elle ne l’était pas davantage à Brasilia. De quoi souffre l’adolescent, puis le jeune homme ? À Brasilia, rien n’était vraiment certain pour lui, la relation qu’il menait avec Dinah, peut-être amoureuse, Dinah n’était pas très claire dans ses mots ou dans ses actes, la possible amitié avec les autres membres du groupe avec lequel il s’est lié, élèves comédiens et artistes en graine, pleins d’envie de créer et de partager, rien n’est assuré dans son esprit, il se laisse porter par le courant, comme il se laisse porter par les aléas politiques qu’il voudrait laisser sur la marge. Ce qui n’est pas facile, quand les étudiants qui partagent son quotidien sont dans la révolte et que leurs parents, ambassadeurs ou députés, sont parfois très proches des militaires au pouvoir, ou pour le moins très conservateurs comme le père de Martim.
Ce qui le mine, ce n’est pas la solitude, c’est la sensation d’être abandonné par les autres, par tousles autres, par ses parents en premier. Pendant ses années d’études (des études peu attirantes, semble-t-il), Martim reste dans un flou très inconfortable pour lui : est-il vraiment abandonné par sa mère, son père, sa propre existence, ou est-ce seulement son ressenti ? Ce flou, Milton Hatoum le transmet en ne voulant donner que des informations fragmentaires, sur les camarades de la fac par exemple, dont les rapports mutuels sont instables, dont les sentiments profonds, comme leurs motivations, restent peu clairs pour Martim et, donc, pour le lecteur. Sentiments et motivations sont pour le jeune homme perpétuellement embarrassants, comme le souligne (en silence) la nouvelle épouse de son père.
Est-il possible d’écrire un roman léger, optimiste, dans le Brésil de Jairo Bolsonaro et sous l’empire du Covid ? Certainement pas, ou alors avec une bonne dose d’humour qui ne pourrait qu’être très noir. Milton Hatoum, en parlant d’autres années noires brésiliennes, évoque avec un grand talent le marasme général, celui qui touche tout le monde dans une ville toute neuve, un cadre qui idéalement aurait dû être la pointe du modernisme mais qui n’est que gris, ennuyeux, mortifère : que peuvent ces jeunes gens ? Que peuvent les adultes qui, même du « bon » côté politique, subissent eux aussi. Une question reste en suspens : après son « exil » à Paris, en 1978, comment Martim a-t-il pu évoluer ? Cette Nuit de l’attente est le premier volume d’une trilogie.
Christian ROINAT
La nuit de l’attente, traduit du portugais (Brésil) par Michel Riaudel, éd. Actes Sud, 256 p., 22 €, version numérique, 16,99 €. Milton Hatoum en portugais : A noite da espera, ed. Companhia das Letras. Milton Hatoum en français : Récit d’un certain Orient / Deux frères / Sur les ailes du condor, éd. Du Seuil /Cendres d’Amazonie : Orphelins de l’Eldorado / La ville au milieu des eaux, éd. Actes Sud Chronique sur AnnA :https://americanostra.wordpress.com/?s=milton+hatoum.