Natalia García Freire est née à Cuenca en 1991. Elle est journaliste et professeure. Nuestra piel muerta (Mortepeau) est son premier roman en français qui vient de paraitre aux éditions Christian Bourgois. Elle est une des auteures invitée à notre festival Belles Latinas 2021.
Photo : Babelio
On entre dans Mortepeau comme dans un rêve : il y a bien des personnages, réels et un peu flous, il y a des lieux, définis et légèrement irréels. Il y a surtout un homme qui maîtrise, qui semble maîtriser son récit. Lucas est cet homme. Après des années, il revient dans la maison de son enfance. Cette atmosphère onirique se prolonge, renforcée par le récit de Lucas devenu adulte qui se souvient de scènes éparses de son enfance dans une maison qui ne semble pas tout à fait ancrée dans son paysage champêtre, dont on a l’impression qu’elle change parfois de dimensions. Le charme vient de la vision du jeune garçon, il vient aussi de la qualité du texte, bien servie par la traduction. Les sensations sont au premier plan, plus que les faits que l’enfant a subi sans bien les comprendre et que l’adulte narrateur tente de reproduire avec sa vision décalée.
L’arrivée de deux hommes, sortis on ne sait d’où mais amenés par le père, provoque de profondes modifications dans le cours tranquille de la vie familiale. Josefina, la mère, est reléguée dans une des chambres. Est-elle folle ? Son mari la croit-elle folle ? Les deux étrangers l’ont-ils persuadé que sa femme était folle ? C’est le curé qui la fait confiner. Rien ne sera plus comme avant. Les quatre jeunes filles, nourrices et servantes, restent effacées et vivantes, c’est la seule constante dans la maison. Le jardin, soigneusement entretenu jadis par la mère, est le lien avec une nature débordante de vie, de vies diverses, plantes, eau, arbres, insectes, animaux de basse-cour, et la terre, la matière terre qui est la base de tout, une tache sur un vêtement, qui imprègne l’air de son odeur, qui peut être poussière ou boue. L’enfant, les adultes aussi, est une partie de ce tout qu’est la nature autour de la maison. Quand la pluie se fait attendre, les sols paraissent mourir pour mieux renaître après l’averse.
La nostalgie est faite de moments que Lucas adulte semble préférer avoir oubliés. Ce paradoxe apparent ajoute au charme inattendu de ce récit d’une enfance entre le gris, le vert et le noir parfois. Natalia García Freire a su trouver ce ton qui balance entre la mort et la vie, la mort étant toujours tapie quelque part, vaguement ressentie par l’enfant qui ne demande qu’à découvrir, à comprendre un monde qui lui reste inaccessible. Et qui ne saura jamais comment s’est produite la décomposition d’une famille, la sienne : une fatalité ou l’apparence d’une fatalité ?
Christian ROINAT
Mortepeau, roman de Natalia García Freire. Traduit de l’espagnol (Équateur) par Isabelle Gugnon, éd. Christian Bourgois, 150 p., 20 €.
Natalia García Freire en espagnol : Nuestra piel muerta, ed. La Navaja Suiza, Madrid.