Notre part de nuit, voilà peut-être le roman le plus original, le plus fort de cette rentrée 2021. Mariana Enríquez est Argentine, avec Notre part de nuit (mots empruntés à Emily Dickinson) elle fait renaître le courant du fantastique argentin qui se nourrit du réel le plus prosaïque pour mieux faire s’évader le lecteur, le courant de Julio Cortázar, d’Adolfo Bioy Casares, de Vlady Kociancich ou d’Angélica Gorodischer. Avec ici une influence nord-américaine bien assimilée, elle revient aux sources.
Photo : Editions du Sous-Sol
Argentine, 1981. Juan Peterson est un médium naturellement très doué, tellement doué qu’il a été « recruté » enfant par un groupe secret, l’Ordre. Rosario, sa femme, qui vient de mourir dans un accident, était la fille des dirigeants de l’Ordre qui vénère l’Obscurité. Pressentant que leur fils, Gaspar, a hérité des dons de Juan, elle souhaitait pour lui un avenir de médium, mais Juan a vécu et continue à vivre des souffrances telles qu’il a décidé d’éloigner Gaspar de l’Ordre, ce qui s’avère être une tâche terriblement difficile.
L’Obscurité est une entité mystérieuse, bien sûr, qui sait être cruelle : elle peut arracher un membre à un enfant qui lui a déplu ou cacher l’âme d’un mort que les Initiés ne pourront plus joindre. Quant à Juan, souffrant depuis l’enfance de graves problèmes cardiaques, opéré à plusieurs reprises, il souffre de migraines qu’il a transmises à Gaspar. Son corps couvert de cicatrices est pourtant d’une beauté qui attire femmes et hommes. Il bénéficie de la force extraordinaire de ses pouvoirs de médium, il ouvre toute porte en jouant de sa volonté et sait que l’Ordre doit le respecter. En dehors des moments consacrés au surnaturel, imposés par ses « supérieurs » ou voulus par lui, il mène une vie qu’on pourrait qualifier de banale avec son fils Gaspar qu’il aime par-dessus tout mais qu’il rudoie trop souvent, pleurant encore la disparition brutale et mystérieuse de Rosario. Il lui faut à tout prix sauver son fils, c’est-à-dire bloquer ses pouvoirs naissants. Et il a quelques amis sûrs qui peuvent l’épauler.
Avec une exceptionnelle virtuosité, Mariana Enríquez promène son lecteur dans des atmosphères changeantes. Roman d’apprentissage, familial, social, politique, à la limite du fantastique, angoisse, on se croit installé dans un genre littéraire et on se découvre soudainement dans un autre. Cela n’empêche jamais l’auteure de glisser, naturellement et très efficacement, une foule de remarques sur la période de la dictature et sur les traumatismes qui en ont été un de ses résultats, sur la tolérance, sur l’évolution des sociétés occidentales, sur l’éducation et beaucoup d’autres sujets.
« Il y a beaucoup plus d’obscurité que de lumière au-dessus de nos têtes », dit Juan à Gaspar. Cette phrase s’applique non seulement au-dessus de nos têtes mais aussi à l’intérieur de chacun de nous. Il y a pourtant aussi pas mal de lumière, c’est bien le mystère. Tout est double dans cette histoire, à commencer par Juan, Gaspar et les rapports qu’ils entretiennent : l’amour et la peur partagés ne font qu’un, un peu comme vivre et mourir, souffrir et jouir, s’enfoncer vers les abymes et s’envoler vers la lumière qui, elle aussi, est au-dessus de nos têtes et en nous.
Qu’on est loin, Dieu et l’Obscurité en soient loués, de la vision primaire du bien et du mal véhiculée par beaucoup de confrères nord-américains de Mariana Enríquez ! Le bien et le mal sont présents, très présents, au premier plan, mais on se pose des questions sur leur nature profonde, ce qui donne une infinie richesse à cette histoire multiple, ancrée dans la vie quotidienne et parfois glisse vers des zones troubles ou tombent carrément dans ce que nous appelons l’horreur.
Mariana Enríquez, répétons-le, a construit une architecture exceptionnelle pour un récit complexe, varié, riche de détails qui se lit dans une fluidité elle aussi exceptionnelle. Des personnages s’effacent un temps pour revenir au premier plan, un épisode oublié reprend une couleur dont on ne se doutait pas. L’auteure nous a saisis et nous devons la suivre, et c’est un plaisir rare qui émerge.
Mariana Enríquez est Argentine, avec Notre part de nuit (mots empruntés à Emily Dickinson) elle fait renaître le courant du fantastique argentin qui se nourrit du réel le plus prosaïque pour mieux faire s’évader le lecteur, le courant de Julio Cortázar, d’Adolfo Bioy Casares, de Vlady Kociancich ou d’Angélica Gorodischer. Avec ici une influence nord-américaine bien assimilée, elle revient aux sources.
Christian ROINAT
Notre part de nuit, de Mariana Henríquez, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, éd du Sous-sol, 768 p., 25 €.
Mariana Enríquez en espagnol : Nuestra parte de noche, ed. Anagrama. / Cómo desaparecer completamente, ed. Emecé / Los peligros de fumar en la cama / Las cosas que perdimos en el fuego, cuentos, ed. Anagrama.
Mariana Enríquez en français : Ce que nous avons perdu dans le feu, nouvelles, éd. Du Sous-sol.