La victoire du candidat de gauche Pedro Castillo a été validée le lundi 19 juillet, plus d’un mois après le second tour de la présidentielle qui l’opposait à Keiko Fujimori, leader de l’ultradroite populiste. L’investiture du président de la République se tenait le 28 juillet. Les premières déclarations officielles ont été lénifiantes et rassembleuses mais le gouvernement avance dans un pays miné par de multiples crises et doit faire face à un cocktail explosif d’impatiences, d’oppositions et de peurs.
Photo : France 24
Le nouveau président péruvien, élu pour un mandat de cinq ans non renouvelable, l’a été après une avalanche de crises politiques au sommet de l’État : depuis 2018 se sont succédé pas moins de quatre présidents dont trois en une seule semaine, fin 2020. Tous appartenaient au sérail politique. À plus d’un titre, Pedro Castillo (Perú Libre) a créé la surprise. C’est un novice en politique, instituteur, ancien syndicaliste qui a toujours vécu à la campagne. Lors de son premier discours de chef de l’État, il le rappelait : « C’est la première fois que ce pays va être gouverné par un paysan ». Ce discours inaugural se devait d’être rassembleur tant le panorama politique est fracturé et l’instabilité institutionnelle délétère. La bataille post-électorale féroce de 43 jours menée par son opposante Keiko Fujimori (Fuerza Popular) pour mettre en cause les résultats serrés (quelques dizaines de milliers de voix à peine séparent les deux camps) sortis des urnes a polarisé le pays.
Accusé de vouloir s’en prendre aux propriétaires et aux entreprises, le nouveau président a tenu à rassurer les milieux d’affaires péruviens et internationaux en affirmant : « Pendant la campagne électorale, on a dit que nous allions exproprier. C’est totalement faux. Nous voulons que l’économie soit en ordre ». Plus encore, il fait de la lutte contre la corruption un de ses chevaux de bataille. La corruption orchestrée par Odebrecht, entreprise de BTP brésilienne, n’a pas plus épargné le Pérou que de nombreux autres pays d’Amérique latine. Elle est en effet à l’origine de scandales et de départs touchant plusieurs des prédécesseurs de Pedro Castillo, d’Alejandro Toledo (2001-2006) à Pedro Pablo Kuczynski (2016-2018) en passant par Ollanta Humala (2011-2016) et Alan García (2006-2011) qui s’est du reste suicidé lors de son arrestation. Keiko Fujimori est elle-même sous la menace de procès pour les mêmes motifs. Consensuel encore, le nouveau président l’est quand il rejette les accusations de subordination à des modèles qui ont fait leur preuve dans la région, insistant sur le fait qu’il n’était ni « chaviste » ni « communiste », en référence aux pouvoirs en place à Caracas et à La Havane. Lors de la cérémonie d’investiture étaient présents le roi d’Espagne, Felipe VI, le secrétaire d’État américain à l’éducation, Miguel Cardona, et l’ex-dirigeant bolivien, Evo Morales. « Je jure devant Dieu, devant ma famille, les paysans, les peuples indigènes (…), les pêcheurs, les médecins, les enfants, les adolescents que j’exercerai ma charge de président de la République » a dit le président. Unifier le pays, prendre en considération les laissés-pour-compte de l’histoire et de la société et préparer l’avenir, il n’y a pas là motif à protestation. Qu’en est-il des prochaines étapes ?
Des urgences, des impatiences et des incertitudes
L’apaisement est-il au rendez-vous et les changements attendus par les Péruviens vont-ils se produire rapidement dans les domaine économique, social, sanitaire, écologique et politique ? Rien n’est moins sûr. Les urgences nourrissent les impatiences, les incertitudes de toutes natures, et quelques maladresses dues à l’inexpérience pourraient paralyser l’action politique.
Dès le 28 juillet, Pedro Castillo annonce qu’il déposera devant le Parlement un projet de réforme de la Constitution pour remplacer le texte actuel promulgué en 1993 par l’ex-président Alberto Fujimori (1990-2000) qu’il accuse de favoriser à outrance l’économie de marché. « Nous présenterons au Parlement un projet de loi visant à la réformer, qui, après avoir été débattu par le Parlement, sera, nous l’espérons, approuvé puis soumis à référendum », a-t-il déclaré. Or, le Parlement qui doit débattre de ce projet de réforme constitutionnelle est fragmenté. Keiko Fujimori annonce immédiatement la couleur : Fuerza Popular sera « un rempart contre la menace latente d’une nouvelle constitution communiste ».
La nomination au poste de Premier ministre de Guido Bellido, un ingénieur sans expérience politique, et d’Hector Béjar, un universitaire et ex-guérillero, à celui de ministre des Affaires étrangères, n’a pas atténué les critiques de l’opposition. Le quotidien El Comercio rappelle que le nouveau chef de l’exécutif est l’objet d’une enquête pour « apologie du terrorisme » pour son soutien présumé à la guérilla du Sentier Lumineux qui a semé la terreur dans le pays pendant vingt ans, à la fin des années 80. La nomination qui alimente les commentaires les plus virulents est celle du ministre des Affaires étrangères, Hector Béjar. Avocat et docteur en sociologie, il avait fondé en 1962 l’Armée de libération nationale (ELN), une guérilla inspirée par la révolution cubaine. Il fut ensuite un collaborateur du général Juan Velasco Alvarado, « révolutionnaire militaire » qui fomenta un coup d’ État (1968) et nationalisa de nombreux secteurs clé de l’économie comme les banques et les mines. Ce profil inquiète les milieux économiques et les investisseurs étrangers.
Des médias au combat
Le combat se mène aussi dans les médias. Le gouvernement est, depuis le 15 août, empêtré dans des déclarations rapportées par l’émission télévisée dominicale « Panorama », lesquelles heurtent l’armée. Selon les propos du ministre des Affaires étrangères, c’est la Marine qui aurait lancé le terrorisme au Pérou « et cela peut être démontré historiquement ; ils ont été entrainés pour cela par la CIA. » Tempête garantie dans les rangs de l’Armée. Le Congrès s’apprête à demander la révocation du ministre Béjar considéré par l’opposition comme un porte-parole de Cuba. Pour l’heure, les parlementaires vont agir dans le cadre des institutions démocratiques, selon l’un des leaders d’opposition au Parlement. Le gouvernement, embarrassé, est sur la défensive. Mais la Marine a d’ores et déjà diffusé un communiqué musclé à l’encontre du ministre des Affaires étrangères. Elle le fait en son nom propre et non par la voix du ministre de la Défense, ce qui est pour le moins inquiétant, venant d’une institution que certains démocrates aimeraient voir rester « la grande muette », ce qui n’a jamais été le cas au Pérou.
Le parti du président, Perú Libre, détient le plus de sièges (37 sur 130) mais il n’a pas de majorité absolue et le Parlement compte dix partis représentés. En août, la formation et la présidence des commissions parlementaires restent encore en débat et le peuple s’impatiente. Les majorités pour la réforme constitutionnelle et les autres réformes substantielles à venir auront du mal à être réunies. En tout état de cause, les batailles politiques en cours et le paysage politique post-présidentiel ne vont pas permettre de traiter les immenses défis d’un pays aux disparités sociales, ethniques et géographiques abyssales. Aujourd’hui, la récession économique est brutale du fait de la pandémie du COVID-19 et la richesse du pays a chuté de 11,12 % en 2020. D’autre part, le secteur informel, qui ne génère qu’autour de 20% de l’économie, absorbe plus de 70% de la force du travail. Les travailleurs informels sont sans filet de protection et l’éducation a été interrompue plus d’un an pour les enfants des familles démunies, c’est-à-dire la majorité. Le pays reste le plus atteint au monde par la COVID : il compte près de 200 000 décès pour une population de 33 millions d’habitants, et une troisième vague épidémique est en cours. « Le défi le plus grand de Pedro Castillo va être de ne pas décevoir les gens qui ont besoin de réponses rapides car ils n’ont plus d’emploi, ont faim ou risquent leur vie en raison du Covid-19 », a souligné auprès de l’Agence France-Presse l’analyste Hugo Otero.
Un pays fracturé de longue date, une économie brisée, des milieux d’affaires méfiants, des nominations crispantes pour certains secteurs, un désespoir populaire manifeste dans les sondages, un gouvernement censuré au Parlement : les plaies sont profondes et les remèdes tardent. Tous les signaux d’alerte sont allumés pour un possible approfondissement de la crise.
Maurice NAHORY