« Nous demandons que la volonté des citoyens, exprimée dans des manifestations libres, soit respectée et que les droits humains de tous les Nicaraguayens soient respectés », a fait savoir la Commission Justice et Paix de l’Archidiocèse de Managua. Le Parlement européen dénonce une « spirale de répression ».
Photo : Veamos
La Conférence épiscopale a pointé l’arrestation de plusieurs politiciens de l’opposition, la persécution contre les médias et « la situation persistante d’injustice ». Selon la presse locale, le gouvernement détient clandestinement 24 leaders de l’opposition, auxquels s’ajoutent plusieurs hommes d’affaires, journalistes, agriculteurs et leaders étudiants arrêtés depuis le début du mois de juin. Au total, une centaine de dissidents croupiraient en prison.
En principe, les élections présidentielles et parlementaires doivent se tenir le 7 novembre 2021. Mais ces derniers jours, d’épais nuages ont commencé à assombrir l’horizon de cet improbable exercice démocratique. Les forces du régime ont arrêté, entre le 2 et le 20 juin, une quinzaine de personnalités connues pour leurs critiques antigouvernementales (dont plusieurs ex-alliés du président à l’époque de la lutte contre la dictature de la dynastie Somoza).
Dans la même vague d’arrestations figurent cinq éminents candidats de l’opposition en course pour la présidentielle, parmi lesquels Cristiana Chamorro, fille de l’ex-présidente Violeta Barrios Chamoro (1990-1997). Les autorités judiciaires ont ouvert à leur encontre des enquêtes criminelles en alléguant des motifs politiques. Ainsi la « justice » est devenue le fer de lance du gouvernement, ce que déplore l’ancienne guérillera sandiniste Dora Maria Téllez pour qui Daniel Ortega a progressivement « fermé tous les espaces, toutes les possibilités, et usé de tout l’arsenal de leur appareil répressif (police, juges, procureurs, lois, députés) pour exécuter une fraude électorale au ralenti ».
Cette campagne de répression sans précédent, visant à mettre hors jeu toute concurrence aux urnes, est la prolongation de ce qui s’est passé lors du mouvement de protestation qui avait débuté en avril 2018, dans plusieurs villes du pays. Lourd bilan d’une explosion sociale déclenchée par l’annonce d’un décret sur la reforme de retraites : plus de 300 morts, dont de nombreux manifestants atteints d’une balle à la tête. Depuis cette sanglante répression, plus de 108 000 Nicaraguayens ont été contraints de fuir leur pays.
Le bruit de ces attaques de la part de l’État contre la population civile, et les récentes arrestations d’opposants politiques, a largement dépassé les frontières du pays. Outre la réaction du Parlement européen, le 22 juin 2021 Human Right Watch a publié un rapport de 37 pages intitulé «Offensive contre l’opposition : Harcèlement et arrestations d’opposants, de défenseurs des droits humains et de journalistes à l’approche des élection au Nicaragua ». De leur côté, les États membres du Conseil de sécurité devraient solliciter des comptes-rendus de la situation au Nicaragua de la part du Secrétaire général et du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH).
Pour Kai Thaler, analyste rattaché à l’Université de Californie à Santa Barbara, avec cette vague d’arrestations Ortega et ses proches envoient un message à la population en cas de protestation : « le message est que personne n’est intouchable […] Si même des personnalités connues et influentes peuvent être appréhendées, cela signifie que les gens ordinaires ne sont pas protégés et s’exposent peut-être même à pire. » Ainsi, Daniel Ortega et sa famille ont fait de la répression et l’abus du pouvoir de son parti – qui contrôle l’Assemblée nationale – les moyens privilégiés pour se perpétuer à la tête du pays. « Bref, l’héritage maudit du somozisme n’est pas encore totalement liquidé dans ce pays où les règles constitutionnelles et l’État de droit ne sont respectés que lorsqu’ils n’entravent pas les intérêts de la famille régnante (1) », remarque l’ex-ambassadeur de France Alain Rouquié.
Ainsi M. Ortega, une fois élu démocratiquement en 2007 (après un premier mandat 1985-1990), a mis en place les mesures nécessaires pour que rien n’entrave ses intérêts. La Cour suprême de Justice du Nicaragua, gagnée à sa cause de même que le Conseil électoral, émit un arrêt, en 2009, autorisant le président à briguer un deuxième mandat. Puis, en 2014, un amendement constitutionnel, approuvé par son parti, abolit la limite du nombre de mandats autorisés. La répression réussira-t-elle à contenir la colère populaire contre un éventuel quatrième mandat en novembre prochain ?
Depuis le début de sa présidence, conserver le pouvoir à tout prix a été l’objectif de la dynastie Ortega-Murillo. Rosario Murillo est sa femme, la loufoque vice-présidente dite « la Bruja » (la sorcière). Et ce dessein a été possible à grand renfort des centaines de millions de dollars annuels versés par Hugo Chavez en dehors de tout contrôle institutionnel nicaraguayen. C’est la « confusion entre l’État et le portefeuille familial », selon la formule d’Alain Rouquié. Cette « coopération financière » a permis au clan Ortega de consolider son système para-étatique : les Comités du pouvoir citoyen (CPC), dont la fonction officielle est de rester à l’écoute des besoins de la population, mais le rôle officieux est d’exercer un contrôle serré sur la population au sein des quartiers les plus défavorisés. Voilà le roman de Georges Orwell (1984) adapté en Amérique latine : un copier-coller du programme de « libération nationale » instauré par les dictateurs au Venezuela et à Cuba, avec les résultats qu’on connaît.
Rappelons qu’Ortega a rejoint les mousquetaires de l’alternative bolivarienne, Hugo Chavez, le bolivien Evo Morales et le patriarche Fidel Castro. Et ce quatuor de non-alignés avec l’Oncle Sam prétendait devenir un trèfle à quatre feuilles pour la région, voire les quatre points cardinaux du Cône Sud. Mais aujourd’hui, force est de constater qu’ils évoquent les quatre cavaliers de l’Apocalypse pour les millions de citoyens qui ont subi les conséquences de ses utopies contre le gringo et ses « plans de domination mondiale ». Une accusation devenue franchement risible en 2021, comme le reconnaît le chroniqueur François Brousseau. Tel est le paradoxe de cette coalition équivoque : l’excuse de ladite lutte anti-impérialisme n’a servi qu’à nourrir la soif de pouvoir, les « comptes secrets », de ceux-là même qui ont soumis les peuples latinos à des pires conditions de vie – avenir brumeux, corruption généralisée, droit humains bafoués – que celles des plus pauvres prolétaires vivant dans les vallées des Appalaches ou sur les rives du Mississipi.
À quatre mois des élections générales, la crise nicaraguayenne est générée par la même lame de fond qui menace d’autres régimes totalitaires de la région. Le Venezuela de Nicolas Maduro, bien sûr, et Cuba avec les héritiers du castrisme, où le week-end dernier 150 000 insulaires ont manifesté contre la dictature du parti communiste. Sans oublier ceux soupçonnés d’« entorse à la démocratie » comme le Honduras et son président Juan Orlando Hernandez, ou le Salvador de Nayib Bukele. C’est une situation alarmante qui rappelle le caractère cyclique de l’Histoire, depuis l’expérience malheureuse de Simon Bolivar (1783-1830). Après avoir échoué dans son rêve d’unification de l’Amérique latine en un seul pays, en commençant par la création de la Grande-Colombie (Pérou, Bolivie, Équateur, Colombie, Venezuela, Panama), le « libertador » écrit : « Ce pays est infailliblement voué à tomber aux mains des foules déchaînées avant d’être livré à des tyranneaux médiocres de toutes les couleurs et de toutes les races. (2)»
Eduardo UGOLINI
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(1) Alain Rouquié, A l’ombre des dictatures. La démocratie en Amérique latine. Albin Michel, 2010.
(2) Lettre de Barranquilla au général Juan José Flores, 9 novembre