Depuis 2017 existe à Paris un lieu d’accueil pour les artistes en exil. C’est un endroit pour créer, pour reprendre son souffle et croiser l’avenir. Comme celui des musiciens vénézuéliens que Nouveaux Espaces latinos a rencontrés.
Photo : Christophe Maout
Un calligraphe iranien présente aux visiteurs le nouvel alphabet stylisé qu’il a créé. Une peintre syrienne n’explique pas pourquoi ses portraits de femme n’ont pas de visage, juste une silhouette. Dans une grande salle claire aux murs blancs, une vidéo tourne en boucle, avec les images effarantes d’une parodie de sacrifice humain à Kinshasa, au Congo RDC. Le sang pisse de partout dans les peintures, les installations et les performances d’une exposition, précisément baptisée “Sang“. Ce sang virtuel des oeuvres exposées est celui qui jaillit encore à l’esprit des occupants de ce lieu, un atelier pour artistes en exil, à Paris. Beaucoup sont toujours hantés par ce qu’ils ont vu ou ce qu’ils ont vécu dans leur chair, aux quatre coins du monde. Ils sont des réfugiés. Des exilés qui trouvent ici une respiration pour créer et raconter le monde, un meilleur monde ou peut-être celui de leurs cauchemars. Dans la revue Without de l’atelier, une auteure afghane et iranienne évoque sa fuite avec des passeurs : « Tous pleurent, peut-être parce qu’ils comprennent qu’ils comptent pour zéro dans notre monde. Mais on n’a pas le temps, il faut qu’on arrive à l’heure au point zéro.“ Une réalisatrice palestinienne écrit : “Born a refugee. Still a refugee. From one exile to the next.“ (Née réfugiée. Toujours réfugiée. D’un exil à l’autre).
Maison-refuge pour créer
C’est en 2017 que les cofondateurs Judith Depaule et Ariel Cypel inaugurent cet atelier des artistes en exil au coeur de Paris, dans des locaux mis à disposition par la Mairie de Paris et Emmaüs Solidarité. Le soutien de deux ministères – la Culture et le Travail – et des Affaires culturelles de la Mairie de Paris, entre autres acteurs institutionnels, permet à la structure de grandir et d’amplifier ses actions. Actuellement, l’atelier accueille 150 artistes de 45 nationalités différentes. “L’atelier est à la fois une maison-refuge et un lieu de création“, explique Judith Depaule, la directrice. “Il permet aux participants de se retrouver en tant qu’artistes et de reprendre confiance, mais aussi d’arriver à vivre, autant que faire se peut, avec un suivi individualisé.“
Les projets foisonnent, tout autant que les différents modules proposés pour accompagner les artistes dans leur insertion : cours de français appliqués à l’univers artistique, coup de pouce juridique et administratif, prise en charge psychologique, conduite de projets collectifs, mise en relation… “Nous sommes une interface entre les artistes et la vie professionnelle, qui peut se concrétiser par une résidence d’artiste, un festival, un projet collectif de création“, poursuit Judith Depaule.
Table rase
C’est ainsi qu’en 2020 a vu le jour un micro festival, Affranchies, composé d’une exposition et d’un spectacle de musique en plein air -pandémie de Covid oblige- monté par quatre chanteuses et une musicienne. Une production qui a par la suite été sollicitée par le centre de danse de la Briqueterie à Ivry-sur-Seine (94) et retrouve cette année encore, en 2021, de nouveaux publics pour l’été, dans d’autres lieux. À Lyon, à Marseille, « l’atelier » essaime et se dote progressivement de nouveaux espaces, de nouvelles idées. L’été 2021 sera particulièrement animé avec des expositions et la participation de l’atelier aux manifestations parisiennes d’« Un été culturel« , sous forme d’expositions, de workshops, de spectacles.
Au 6, rue d’Aboukir, dans le deuxième arrondissement parisien, le porche de l’atelier ouvre sur une cour intérieure qu’encadrent plusieurs bâtiments à étage abritant les espaces de travail des artistes. Plasticiens, peintres, écrivains et poètes, musiciens et chanteurs, vidéastes, performeurs, comédiens, ceux-ci peuvent disposer librement de leur espace et d’équipements lorsqu’ils ont intégré l’atelier en tant que « membre ». On est parfois un peu serrés dans ces pièces à partager avec d’autres, mais le lien se tisse entre les histoires, les cultures, les influences se nourrissent les unes des autres, les disciplines se rencontrent. Dans la cour, par un soir d’été, trois concertistes offrent au public les harmonies de leurs cultures mêlées.
Membre de l’atelier, un photographe et artiste plasticien latino-américain a croisé les « Gilets jaunes » alors qu’il était en France depuis deux ans à peine. Les manifestations et l’inquiétude ambiante lui ont inspiré une série de photos illustrant le réflexe de défense des enseignes de luxe dans Paris qui barricadaient leurs boutiques de panneaux de bois contre les dégradations des manifestants. Des mondes s’opposent et chacun se calfeutre contre l’autre, dressant le mur de son incompréhension. Les artistes exilés de l’atelier parisien ont, eux, un point commun qui les fait parler, au fond, la même langue en un seul lieu. Ils sont des rescapés qui ont vu l’autre côté du mur ennemi les menacer, et n’aspirent maintenant qu’à faire table rase d’un monde enkysté pour s’envoler au-delà des barricades, y compris de celles de leurs pensées.
Sabine GRANDADAM
Luisa Rojas
Luisa a une jolie famille désormais réunie à Paris. Trois fils, jeunes adultes, qui avec elle ont, étape par étape, quitté Caracas au Venezuela pour rejoindre le père, Luís Edgardo Blanco, réfugié à Paris. C’est une famille de musiciens, compositeurs et producteurs de musique, spécialisée dans la musique classique et formée par la méthode vénézuélienne El Sistema, célèbre dans le monde entier.
À Caracas, Luisa la violoncelliste et son époux, trompettiste, animaient une école de musique qu’ils avaient créée, et géraient un atelier de luthier. Une vie dévouée à la musique et à son enseignement, jusqu’à ce que le régime du dirigeant Nicolás Maduro les repère comme opposants, après des manifestations auxquelles ils avaient participé pour dénoncer le pouvoir. Dès lors, tout bascule. “Nos élèves quittaient le pays. Nous étions harcelés, des hommes en uniforme faisaient irruption chez nous, prétendant nous chasser de la maison.“ Luís, le père, avait émigré en France en 2014, après une vague de manifestations violemment réprimées par le régime chaviste. Luís disposait à Paris d’un contrat de travail avec un magasin spécialisé dans les instruments à vent. Grâce au dispositif du regroupement familial, il parvient, en plusieurs années, à faire venir sa famille en France. “Notre vie à Caracas devenait de plus en plus difficile. En 2017 déjà, les pénuries étaient terribles : pas d’eau, pas d’électricité, pas de nourriture. Ajoutez à cela les intimidations, et la fermeture des orchestres nationaux comme l’Orquesta Gran Mariscal de Ayacucho. Mais les démarches pour partir étaient longues et délicates. On avait bien des passeports, mais cela ne suffisait pas. Nous avons dû attendre neuf mois pour parvenir à quitter le pays.“ Le choc émotionnel fut immense, raconte sobrement Luisa, qui aujourd’hui respire l’optimisme et regarde vers l’avenir : “Il faut comprendre que lorsque tu émigres, que tu es enfin là, tu te sens protégée et en sécurité.“
À l’atelier des artistes en exil, à Paris, Luisa mène à bien des projets de concerts et de création musicale avec d’autres participants à l’unité de musique. “Comme je suis une pédagogue, mon espace [à l’atelier] me sert beaucoup à apporter aux autres“, dit-elle. “Nous travaillons ensemble avec nos cultures différentes pour composer, en mariant par exemple la musique iranienne de notre guitariste à notre répertoire du Venezuela.“
Angerlin Urbina et Juvenal Balestrini
Angerlin Urbina et Juvenal Balestrini sont Vénézuéliens et forment un couple de talentueux instrumentistes. La jeune femme est flûtiste et lui, clarinettiste. Tous deux, désormais tout jeunes parents en France, sont arrivés à Paris en 2015 en tant qu’étudiants au conservatoire de Pantin (93). À Caracas, Angerlin, également formée par l’école “El Sistema“ depuis l’âge de 9 ans, était flûtiste dans l’orchestre symphonique Teresa Carreño, qui se produisait au Venezuela comme à l’international. “Malheureusement, cet orchestre a été dissous“, glisse-t-elle, sans trop vouloir insister sur cette douloureuse conséquence d’un pays déchiqueté et paupérisé par des années de régime autoritaire et isolé sur le plan international.
La situation sociale, politique et économique se dégradant beaucoup au Venezuela, Angerlin et Juvenal se résolvent à ne pas repartir chez eux. “Nous craignions les violences et l’absence d’opportunités de carrière, nos familles nous conseillaient de ne pas rentrer“, explique Angerlin, qui fait partie d’une formation musicale à l’atelier des artistes en exil. “Je suis ravie de jouer avec des collègues de cultures différentes, cela m’a notamment incitée à créer pour un festival que nous avons organisé en 2020, “Affranchies“, des ouvertures et des conclusions musicales complètement nouvelles.“ À Paris, Angerlin et Juvenal ne sont pas sortis d’affaire. Leur situation demeure fragile, même s’ils se sont débrouillés pour trouver du travail. “La France est un pays de musique mais il est difficile d’entrer dans une formation“, constate-t-elle.