Le refus du président colombien, Iván Duque, de recevoir une visite de la Cour Interaméricaine des droits de l’Homme, chargée d’enquêter sur les violences policières lors du Paro Nacional, témoigne de la situation grave dans laquelle se trouve la Colombie. Après un mois de manifestations, les chiffres sont inquiétants : 43 morts et 2905 cas de violences policières d’après l’ONG Temblores de Bogotá.
Photo : Chloé Garcia
Depuis le 28 avril, les rues colombiennes sont remplies de drapeaux jaune, bleu et rouge, de tambours aux sonorités du Pacifique et les balcons font résonner le bruit des « cacerolazos » (casseroles). Lors des marches, on entend crier « Uribe, paraco, el pueblo esta berraco » : paraco fait référence aux paramilitaires dont Álvaro Uribe, l’ancien président de la Colombie, serait le complice. Au départ, la réforme fiscale qui prévoyait une hausse de la TVA a mis le feu aux poudres. Le peuple colombien manifeste aujourd’hui contre un système de corruption et de violences et une économie favorable aux plus riches, dans un pays où 42 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Enfin, les chiffres de victimes alarment sur l’autoritarisme du gouvernement actuel dirigé par Iván Duque : 43 personnes tuées par les forces de l’ordre et 2905 cas de violences policières.
Un théâtre de violences
Les réseaux sociaux sont inondés de vidéos où les Escuadrones Móviles Antidisturbios de la Policía Nacional (ESMAD), les forces de sécurité de la police nationale, font preuve d’une violence excessive envers les manifestants allant jusqu’à diffuser des images de cadavres. Un des cas de violence le plus médiatisé concerne Alison, jeune Colombienne de 17 ans embarquée de force et agressée par des policiers dans la ville de Popayán. Dans une vidéo, la fille est tenue de force par les jambes et les bras par l’ESMAD. La mineure a indiqué avoir été battue et avoir subi des attouchements sexuels. Le lendemain, Alison se suicide à son domicile. Le défenseur des droits, Carlos Camargo déclare : « des excès et des abus très graves de la part de la police, y compris des actes d’agression sexuelle (…) des actes de terrorisme contre les installations de médecine légale et le bureau du procureur général avec la destruction de preuves et de dossiers judiciaires, le vol de drogues saisies, des blocages et des violences de toutes sortes ». La police a nié ces abus, toutefois quatre policiers impliqués dans l’affaire sont suspendus.
La colère des collectifs féministes
Au lendemain du suicide d’Alison, de nombreux collectifs de femmes se rassemblent dans plusieurs villes du pays. Le mouvement prend de l’ampleur avec l’organisation de marches féministes organisées le samedi 15 mai. À Bogotá, elles se retrouvent devant le Parc de l’Indépendance pour faire un blocage, peindre des affiches et le sol. En fin de matinée, elles réalisent la performance « El violador eres tu » (le violeur, c’est toi), élaborée par le collectif chilien Las Tesis, en réponse aux violences exercées en 2019, lors des manifestations au Chili. « Ça me donne la rage que les hommes nous violent, nous tuent et venir ici est une forme utile pour exprimer la rage. Ils doivent savoir qu’on est en colère et qu’on ne va pas se taire » déclare Laura, avocate. Ensuite, la jeune colombienne explique que dans le cadre du Paro (grève), les hommes ont leurs propres luttes à mener comme citoyens, mais que les femmes « ont une lutte comme citoyennes et comme femmes ». Pancarte à la main, sur laquelle on peut lire « Tombo muerto no viola (le policier mort ne viole pas) », elle confirme que les luttes des femmes « ne sont jamais visibles » car elles sont considérées de seconde catégorie. Depuis le début des manifestations l’ONG Temblores note 21 victimes de violences sexuelles commises par les forces publiques.
Violation des droits humains au pays de l’impunité
Face à ces violations des droits humains, le Sénateur du Pôle démocratique alternatif, Iván Cepeda, accompagné de plusieurs ONG dont Temblores et la Mesa de Trabajo, ont dénoncé le gouvernement colombien d’Iván Duque devant la Cour Pénale Internationale pour crimes commis par les forces publiques contre la population civile lors des manifestations publiques. Ils accusent également l’ancien président Álvaro Uribe (2002-2010) comme étant « l’un des principaux instigateurs » ainsi que le ministre de la Défense Diego Molano, le commandant de l’Ejercito Général Eduardo Zapateiro et le directeur de la Police Générale, Jorge Luis Vargas. Sur son Twitter, Iván Cepeda dénonce « l’usage d’armes à feu de courte et longue portée par la police, tirs délibérés de la police contre la population civile et la suspension du fluide électrique pour faciliter la commission de crimes et éviter d’être filmés ainsi que la coupure du service internet dans certaines villes ». Au niveau international, l’ONU a condamné le 4 mai, « l’usage excessif de la force » par la police notamment à Cali, épicentre des manifestations, qui a enregistré le plus de décès.
La porte-parole du Haut-commissariat aux droits de l’Homme, Marta Hurtado, a déclaré lors d’un point de presse à Genève : « nous sommes profondément alarmés par les évènements dans la ville de Cali en Colombie, où la police a ouvert le feu sur des manifestants qui s’opposent à une réforme fiscale, tuant et blessant un certain nombre de personnes ». De son côté, Amnesty International demande la « fin de la répression des manifestations » et de « la militarisation des villes ». En revanche, la France reste muette, elle n’a toujours pas condamné l’usage de la violence du gouvernement colombien. D’après un article de Médiapart, cela pourrait être lié à une histoire de « business » car elle est le 7ème fournisseur d’armes et de matériels militaires de la Colombie. L’autoritarisme du gouvernement est nié par le président Iván Duque qui, lors de son discours du 17 au 18 mai tenu à la Casa de Nariño, indique : « en Colombie, il n’existe pas de droits qui bloquent des vies, aucun droit affectant ceux des autres, aucun droit à limiter l’alimentation et le bien-être des familles ». Pourtant, des donations d’aliments ont été interrompues à Cali à la suite de menaces des forces de l’ordre qui les accusent « de financer le terrorisme ». Le président poursuit : « il n’y a pas de dictature, ni d’oppression, ici il y a une démocratie qui est la Constitution », ce qui ne l’empêche pas de vouloir « déployer les forces militaires pour permettre la mobilité ».
Malgré les tentatives du gouvernement de calmer le jeu en retirant des propositions comme la réforme santé, la volonté d’un changement du paysage politique persiste. Une motion de censure est actuellement en cours contre le ministre de la Défense, Diego Molano, pour violations des droits humains durant le Paro. Les manifestations dénoncent un système organisé autour de la violence et de la corruption. Depuis 2016, ONG, institutions internationales et médias pensent que le terrain s’est calmé, pourtant, les affrontements entre paramilitaires, cartels et groupes armés n’ont jamais cessé. Le narcotrafic génère toujours une violence sans nom. Enfin, des politiciens aux mains rouges de sang gouvernent dans la plus grande impunité. Le président Álvaro Uribe accusé de crimes extrajudiciaires, dont 6402 cas de « falsos positivos » (faux positifs), est dénoncé pour ses liens avec les cartels de Medellín et les paramilitaires, dans la série TV Matarif. Il exerce toujours une grande influence sur la vie politique colombienne. Quant à la vice-présidente actuelle, ce n’est autre que Marta Luica Ramirez, co-organiatrice de l’opération Orión à Medellín – une des opérations militaires les plus désastreuses ayant tué de nombreux civils, alors qu’elle était Ministre de la défense pendant le gouvernement d’Uribe.
Chloé GARCIA
Depuis Bogotá
« Quiero estudiar para cambiar la sociedad » (je veux étudier pour changer la société) est l’un des chants qui résonnent le plus lors des marches. En effet, depuis le début du mouvement, les étudiants forment la majorité des manifestants. Et pour cause : ils représentent la nouvelle génération qui veut un changement complet, une société où les politiciens ne sont pas impliqués dans des affaires de corruption, où les coupables de crimes sont punis pour ce qu’ils ont fait, où une paix est réellement possible dans un contexte de conflit armé toujours présent, où l’éducation et la santé sont accessibles à tous, enfin une société dans laquelle il est possible de trouver un emploi. Face à une violence extrême, de nombreux étudiants ont sorti tambours et sonorités de leurs racines colombiennes et ont commencé à manifester en musique. Cette « lutte artistique » a été portée par des performances artistiques comme celle de ces étudiants en art de la Javeriana qui se sont peints en rouge et ont circulé ainsi lors de la marche du 5 mai 2021. « La couleur rouge représente le sang faisant référence à l’usage excessif des forces de l’ordre et le fait d’être allongés sur le sol représente toutes les vies perdues dans les mains du gouvernement » nous précise Sofia, l’une des étudiants. L’idée est de montrer qu’ils ne sont pas d’accord avec les mensonges du gouvernements, avec la corruption, avec les disparus qui continuent d’augmenter. Photos Chloé GARCIA