Après une victoire écrasante aux élections législatives, Nayib Bukele se sent pousser des ailes. Celui qui se décrit comme le « président le plus beau et cool du monde » entend bien mettre au pas toutes les institutions politiques du pays. À peine installés, ses parlementaires n’ont pas tardé à révoquer les juges du Conseil constitutionnel et de la Cour Suprême, principaux contre-pouvoirs du pays. Frôlant le totalitarisme, le président salvadorien s’attire les foudres de la communauté internationale.
Photo : DW
En 2019, Nayib Bukele, jusqu’alors maire de la capitale San Salvador, devient le nouveau président du pays d’Amérique centrale. N’appartenant à aucun des deux partis historiques (FLMN et Arena) qui rythment la vie politique locale depuis plus de trente ans, cet homme de 37 ans fait irruption sur la scène nationale, bien décidé à briser les codes de la vieille politique. Malgré les tentatives des partis traditionnels pour faire capoter sa candidature, Nayib Bukele arrive à toucher l’électorat salvadorien en maîtrisant à la perfection l’utilisation des réseaux sociaux. Twitter permet au jeune politicien d’être en dialogue direct avec les citoyens et ses ministres et d’incarner une nouvelle figure du populisme 2.0 où les politiques publiques sont jugées à coup de « likes » et de « retweets ».
Il fait de la lutte contre la corruption et la violence son cheval de bataille ; la sauce Bukele prend très rapidement. Dans un pays gangrené par une violence endémique, fruit d’une guerre civile longue de douze ans et de rivalités entre gangs, le taux d’homicide baisse drastiquement, laissant soupçonner un accord secret entre le nouveau gouvernement en place et les chefs de gangs. D’autre part, le style direct du nouveau président plaît aux foules, soutenu alors par près de 90 % de la population. Casquette de base-ball vissée sur la tête, Nayib Bukele incarne le renouveau politique, décidé à se débarrasser de la corruption systémique qui caractérise les arcanes du pouvoir au Salvador. Avec trois des quatre derniers présidents en prison ou en fuite à l’étranger, il décide de créer une Commission internationale indépendante contre l’impunité, chargée de faire la lumière sur ces affaires.
Mais l’impulsivité du nouveau président se voit entravée par la domination au Parlement des partis politiques traditionnels, où Nayib Bukele ne peut compter que sur le maigre soutien de 11 parlementaires. Voyant le leadership leur filer entre les doigts, le FMLN et Arena mènent sur le plan législatif une opposition féroce. Les propositions de loi émanant de l’exécutif sont systématiquement ignorées et pendant presque deux ans, Nayib Bukele gouverne par décrets présidentiels, s’affranchissant de l’accord du Parlement. Le choc entre les deux institutions atteint son paroxysme en février 2020 lorsque le Parlement, qui refusait d’approuver une loi sécuritaire, est envahi par des forces militaires menaçantes répondant aux ordres de Bukele.
Survient ensuite la crise du COVID-19, pendant laquelle le président salvadorien prend des mesures drastiques en termes de respect de la quarantaine pour éviter la propagation du virus dans un pays au système de santé précaire, des mesures jugées inconstitutionnelles par le pouvoir judiciaire. En plus des parlementaires, c’est maintenant au tour des magistrats d’être dans la ligne de mire du président. En mars 2021, des élections législatives de mi-mandat ont lieu et Bukele entend bien en profiter pour remettre les pendules à l’heure.
Le résultat des élections est sans appel : 64 des 84 sièges du Parlement sont captés par Nuevas Ideas, le parti de Bukele, qui bénéficie désormais d’une majorité qualifiée lui permettant d’approuver les mesures présidentielles, de demander des prêts et surtout d’élire une partie des magistrats de la Cour suprême ainsi que le Procureur général et le commissaire aux droits de l’homme. Au sortir des urnes, le président salvadorien demande à ses nouveaux parlementaires de « faire le ménage » : en quelques heures, les magistrats de la Cour constitutionnelle et de la Cour suprême sont révoqués. Une initiative en théorie légale mais totalement contraire au principe de séparation des pouvoirs et à la Charte démocratique interaméricaine de l’OEA qui qualifie l’action d’ »altération au processus constitutionnel« , sorte de coup d’État interne, fomenté par des acteurs au sein même du système politique. Et rien n’indique que le président salvadorien en restera là : dans les prochains jours, les responsables du Bureau du médiateur des droits de l’homme, du Bureau du procureur général, du Tribunal électoral et de la Cour des comptes ainsi que les responsables de la Commission contre l’impunité, un des rares organes indépendants (qui a déjà identifié douze cas de corruption possible au sein de son gouvernement), pourraient connaître le même sort.
Les critiques sur la scène internationale ne se sont pas fait attendre. Michelle Bachelet, Haut-Commissaire des droits de l’homme aux Nations Unies s’est inquiété de cet « approfondissement d’une tendance alarmante à la concentration du pouvoir ». Aux États-Unis, la vice-présidente Kamala Harris a rappelé l’importance « d’un système judiciaire indépendant pour une démocratie saine et une économie forte ». Sous le feu des critiques, le président salvadorien a répliqué par un tweet limpide : « Avec tout le respect que je vous dois : Nous faisons le ménage chez nous … et cela ne vous regarde pas ». Il faut dire que Nayib Bukele n’avait pas caché son admiration pour l’ancien président états-unien Donald Trump et avait qualifié d’obsolète le programme de politique étrangère de Joe Biden lors de sa parution. Pourtant, les deux millions d’immigrés salvadoriens aux États-Unis et leurs juteux transferts d’argent (qui constituent un tiers du PIB du Salvador) contraignent Bukele à des relations cordiales avec le géant américain, qui pourrait bientôt devenir le seul contre-pouvoir crédible au totalitarisme présidentiel.
À l’instar de nombreux pays de la région, le Salvador s’est laissé conquérir par la figure de l’homme providentiel, affranchi des partis traditionnels. Nayib Bukele a surgi du désenchantement collectif des Salvadoriens, lassés de la corruption et de la mauvaise gestion politique. Résultat d’un système bipartite dysfonctionnant qui aura échoué à améliorer les conditions de vie d’un des pays les plus violents du monde, Nayib Bukele prend appui sur le soutien populaire et sur le ras-le-bol généralisé pour verrouiller peu à peu les institutions démocratiques. Tout ceci couplé à un soutien préoccupant des sphères militaires.
Face à la montée de ces exemples un peu partout sur le continent, il est préoccupant de constater que les institutions démocratiques sont systématiquement remises en cause sous prétexte de leur mauvaise utilisation. Ces institutions qui, il y a encore peu, faisaient la fierté des sociétés latinoaméricaines au sortir des guerres civiles et des dictatures, deviennent le bébé à jeter avec l’eau du bain. Face aux incohérences du système politique, la seule solution serait de saborder l’État de droit. En 2018, l’enquête du Latinobarometro indiquait que seulement 28 % des Salvadoriens accordait de l’importance à la démocratie et plus de la moitié ne s’opposait pas à un régime militaire. Dans ce contexte, il est inquiétant que, régulièrement, ceux qui prétendent incarner le « changement », le renouveau, la voix du peuple, court-circuitent les instances démocratiques jugés obsolètes et se dirigent vers un pouvoir concentré dans les mains d’un seul homme.
Romain DROOG