Vingt-cinq millions de Péruviens ont voté dimanche 11 avril pour élire leur président et 130 députés au Parlement. L’instituteur et syndicaliste candidat de la gauche est suivi de près par Keiko Fujimori, du parti de droite populiste Fuerza Popular. Candidate pour la troisième fois, elle se hisse en seconde position sans paraître affectée par les accusations de corruption dont elle fait l’objet.
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Selon les estimations provisoires, aucun candidat n’a polarisé l’attention de la société péruvienne. Celui de la gauche radicale, Pedro Castillo, avec 19,10 % des voix semble posséder une longueur d’avance sur la fille de l’ex-président Alberto Fujimori (1990-2000) de la droite populiste (13,36 %), suivi de l’homme d’affaires d’extrême droite, considéré comme le « Bolsonaro péruvien », Rafael López Aliaga, (11,7 %), puis par le libéral Hernando de Soto (11,6 %). Aucun concurrent n’avait a priori de fortes chances de remporter la présidentielle dès le premier tour, le nouveau président sera donc élu lors du deuxième tour le 6 juin prochain.
Les Péruviens ont également voté ce dimanche 11 avril pour renouveler les 130 membres du Congrès. Les premières projections, après le scrutin, estiment entre 9 et 11 le nombre de partis politiques qui pourraient être représentés au Parlement. Au total, dix-huit candidats étaient dans la course à la présidence de ce pays, où c’est surtout l’apathie populaire qui a remporté l’élection. En effet, bien que 80 % de Péruviens se soient rendus aux urnes, car le vote est obligatoire sous peine d’amende, cette élection s’est déroulée dans une ambiance d’indifférence largement due à l’absence de candidat crédible. L’apathie des Péruviens s’explique aussi par l’absence d’une opposition unie.
« Jamais les pourcentages (obtenus par les deux candidats en tête) n’ont été aussi bas », a constaté l’analyste Fernando Tuesta sur la chaîne Canal N. Or, dans un pays frappé par une pandémie qui a déjà fait 54 000 morts pour 33 millions d’habitants, ce désintérêt des Péruviens pour la politique s’inscrit notamment dans un processus de rejet de l’ensemble de la classe dirigeante, à la suite de nombreux cas de corruption, et exprimé par les révoltes populaires qui ont secoué le pays ces dernières années. « Toute la classe politique, de droite à gauche, a touché des pots-de-vin », rappelle Alberto Vergara, professeur du département de Sciences sociales et politiques de l’université du Pacifique, à Lima.
Depuis trois décennies, tous les anciens présidents ont été condamnés ou mis en examen pour corruption : Alberto Fujimori (1990-2000) a été condamné à vingt-cinq ans de prison pour atteintes aux droits humains, mais aussi pour corruption. Son successeur, Alejandro Toledo (2001-2006), a été arrêté aux États-Unis et pourrait bientôt être extradé. En 2019, Alan García (2006-2011) s’est tiré une balle dans la tête quand la police allait l’arrêter à son domicile. La procédure contre Ollanta Humala (2011-2016) suit son cours, de même celle impliquant Pedro Pablo Kuczinski (2016-2018) pour avoir reçu des fortes sommes de la part du géant brésilien des BTP Odebrecht. Et même Martín Vizcarra (2018-2020), destitué par le Parlement, en novembre dernier, pour « incapacité morale » sur fond d’accusation de pots-de-vin présumés, alors qu’il comptait avec 80 % du soutien populaire pour avoir fait de la lutte contre la corruption le cheval de bataille de son gouvernement.
De toutes les affaires de corruption qui frappent le pays, la plus scandaleuse reste le cas Odebrecht. L’ancien patron de l’entreprisse au Pérou, Jorge Barata, avait avoué à la justice péruvienne avoir « contribué » aux campagnes électorales d’Ollanta Humala, Alejandro Toledo et Pedro Pablo Kuczynski, l’ex-chef de l’État élu en 2016 qui a démissionné en mars 2018 sur fond de scandale de corruption. Dans la même enquête, l’entreprise a reconnu avoir distribué, entre 2005 et 2014, un total de 788 millions de dollars dans une dizaine de pays latino-américains pour remporter des contrats (dont 29 millions de pots-de-vin aux dirigeants péruviens).
Ainsi, peu d’illusions mobilisent la société civile, sachant que l’élection du prochain président ne garantit pas une purge de la classe politique. Car six des candidats ont eu affaire à la justice pour des faits présumés de corruption, de même que les 134 candidats au Congrès. Le cas le plus emblématique est celui de Keiko Fujimori. En surface, comme la plupart des hommes politiques, rien ne semble pouvoir troubler la campagne de la fille de l’ex-président : elle se présente toute fraîche comme une fleur ouverte sous la rosée du matin, et pourtant, en mars 2021, le procureur spécial anticorruption a requis à son encontre trente ans et dix mois de prison. Depuis 2018 elle fait l’objet d’une enquête, accusée de diriger une organisation criminelle spécialisée dans le blanchiment d’argent. Selon cette enquête, elle aurait touché 1,2 million de dollars du géant brésilien du BTP Odebrecht.
Rappelons que Keiko Fujimori était sortie de prison en décembre 2019, après avoir purgé treize mois de détention provisoire. En 2017, des anciens dirigeants de l’entreprise brésilienne avaient admis la remise de 1,2 million de dollars en 2011 : l’argent avait été « collecté» dans des cocktails, ce qui a valu à l’affaire le nom de «Case cocktails». Jorge Barata a reconnu avoir donné de l’argent à deux des dirigeants du parti de Keiko, Jaime Yoshiyama et Augusto Bedoya.
Ces exemples expliquent le mépris des électeurs envers leurs dirigeants. À leurs yeux, une carrière politique, dans l’Amérique latine d’aujourd’hui, ne relève pas d’une vocation philanthropique mais d’une course pour se faire élire et s’abriter ainsi sous la coupole de l’immunité pour échapper à la justice. L’indifférence à l’égard de la politique est un phénomène croissant, sauf pour les hommes politiques « qui font du pognon », telle est le sentiment répandu un peu partout en Amérique latine. En résumé, les peuples ne croient plus aux discours creux et populistes style Citizen Kane : « Le travailleur et l’enfant des taudis savent qu’ils peuvent compter sur moi. Je ferai tout pour protéger les déshérités, les mal payés, les mal-nourris ! Je ferais des promesses maintenant, si je n’étais pas trop occupé à les réaliser. »
Dans ce climat de méfiance, le futur président péruvien aura-t-il le courage d’entreprendre la mission historique qui l’attend, c’est-à-dire le renouvellement de tout un système politique poussiéreux et corrompu jusqu’à la moelle ? Une chose est certaine : l’heureux élu va se retrouver avec une économie contractée de 11,2 % en 2020, du jamais vu depuis trois décennies, dans un contexte dominé par une pandémie qui a fait quatre millions de chômeurs et cinq millions de pauvres. Au total, plus d’une dizaine de millions de Péruviens vivent aujourd’hui dans la pauvreté.
Eduardo UGOLINI