Les éditions du Seuil viennent de publier Chansons pour l’incendie de l’écrivain colombien Juan Gabriel Vásquez. Dans ce recueil de neuf nouvelles, l’auteur poursuit une exploration de la violence qu’il avait entamée dans ses précédentes œuvres romanesques. En donnant à voir les contusions qu’imprime la violence dans les destinées individuelles, Vásquez nous interroge sur la relation tumultueuse entre mémoire, récit et résilience.
Photo : Seuil
Juan Gabriel Vásquez affirme qu’il a passé de longues années sans pouvoir écrire sur la Colombie car il ne la comprenait pas, avant de se rendre compte que « le fait de ne pas comprendre est certainement la meilleure raison d’écrire sur un sujet »[1]. Une phrase qui entre en résonance avec celle énoncée par le narrateur, dès l’incipit de Chansons pour l’incendie : ayant recueilli l’histoire d’une femme témoin des horreurs de la guerre civile, le narrateur déclare qu’il choisit de transcrire ses paroles car il est « le seul moyen qu’elle a trouvé pour que son récit soit rapporté par un autre et qu’elle comprenne ainsi, ou tâche de comprendre, ce qui lui a toujours échappé ».
Récits d’une violence protéiforme
Des adolescents oisifs se rouent de coups tandis qu’un attentat ensanglante les rues de Bogotá ; un jeune homme est confronté à la disparition brutale de son meilleur ami, et au vide qui lui succède ; une femme paye tragiquement sa dette de liberté et d’indépendance face à une société ultraconservatrice ; un vétéran de la guerre de Corée affronte le souvenir d’un conflit qui le hante pour une raison que personne ne soupçonne… Chacune des nouvelles présentes dans ce recueil est traversée par la violence. Une violence protéiforme – politique, criminelle, familiale, intime – que l’enchaînement des nouvelles permet de saisir dans sa complexité. Comme dans ses précédents romans, Vásquez se confronte à l’inénarrable violence de l’histoire colombienne. Le passif de la « Violencia » se trouve notamment au cœur du dénouement de la nouvelle finale et éponyme, « Chansons pour l’incendie »[2].
Les attentats du cartel de Medellín, qui secouent Bogotá durant l’année 1989, jalonnent quant à eux le récit présenté dans « Les garçons ». Dans cette nouvelle, la violence criminelle s’immisce jusque dans le quotidien d’un groupe d’adolescents d’un quartier aisé de Bogotá. La violence perpétrée par les terroristes fait écho à une violence plus structurelle, plus insidieuse : celle de l’injonction à une virilité agressive et dénuée d’empathie, à partir de laquelle se construit l’adolescence masculine dans la société meurtrie de l’époque. Vásquez se livre à une réflexion sur les conditions de façonnement et d’acceptation de la violence chez une génération acculée à l’impossibilité de raconter la mort et la sauvagerie meurtrière, et les souffrances que celles-ci engendrent. Réduite au silence, érigée en tabou, la violence des émotions mène au pire. Dans cette histoire, l’engrenage de ce système de violence est symbolisé par des bagarres d’une brutalité singulière et croissante, qui se déroulent sous les yeux blasés de l’entourage familial et vicinal, et qui conduisent à une chute tragique.
Mémoire, récit et résilience
Les récits disparates qu’assemble Vásquez révèlent, avec plus ou moins d’intensité, les ecchymoses que la mort, la brutalité et la tragédie infligent au psychisme des individus ; ils mettent en mots la violence invisible, celle qui « ressemble aux courants souterrains et profonds dans lesquels personne ne parvient à plonger la main ». S’il cherche à représenter l’individualité de l’expérience de la violence, Vásquez nous permet également de contempler les voies tortueuses par lesquelles la mémoire – individuelle et collective – se fait, se défait, s’infléchit et s’invoque face à l’expérience de la mort. Car ces nouvelles nous parlent également du lien entre mémoire, récit et résilience. La mémoire est explorée en tant que processus de reformulation subjective des évènements ; selon qu’elle est permise ou empêchée, elle suscite ou étouffe les possibilités pour ses légataires de forger des récits et de se (re)constuire.
D’un point de vue littéraire, Vásquez partage cette réflexion en recourant à une écriture qui superpose, alterne et brasse les temps de narration et la chronologie, qui entremêle parfois les paroles des protagonistes pour mieux confondre réalité et souvenirs vivaces –ce que la nouvelle « Les grenouilles » illustre brillamment. L’imprécision, le mutisme et les carences narratives scandent également les nouvelles, nous rappelant que c’est aussi grâce aux silences et à l’incertitude événementielle que la mémoire peut advenir, par un processus de création d’ailleurs partagé par l’écrivain et l’historien. La caractérisation des protagonistes sert ce même motif symbolique et narratif. Juan Gabriel Vásquez offre en partage plusieurs figures de la mémoire : celles de la quête et de l’aboutissement du récit – que sont l’écrivain, la femme photographe et reporter, l’orpheline devenue journaliste d’avant-garde –, et celles du récit empêché – victimes dont les corps ou les paroles sont enterrés avec la guerre et la violence, et qui sont plongées dans un silence qui reste à élucider pour leurs continuateurs.
Sarah TLILI
Chansons pour l’incendie de Juan Gabriel Vásquez, traduit de l’espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon, 240 p., éditions du Seuil, 2021, 22 euros.
[1] Interview de Juan Gabriel Vásquez par Melisa Chali-Guerrien à la librairie Cariño, 2 avril 2021, disponible en ligne
[2] La « Violencia » correspond à la période de guerre civile qui déchire la Colombie entre 1948 et 1958. Elle se caractérise par des exactions (vols, assassinats, tortures) commises contre les civils et des migrations forcées ; elle se solde par la mort de 200 000 à 300 000 personnes.