Depuis le 5 mars dernier, des milliers de Paraguayens défilent chaque soir dans les rues d’Asunción sous le mot d’ordre « ¡Que se vayan todos! » (« Tous dehors !»). Touchés par une augmentation incontrôlée du nombre de cas de Covid-19 dans un système hospitalier au bord de la rupture, ils réclament la démission du gouvernement et du président Mario Abdo Benítez.
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Ce sont d’abord les infirmières qui ont pris la rue début mars pour dénoncer leurs conditions de travail. Depuis quelques semaines, le manque de médicaments et de lits disponibles dans les unités de soins intensifs a rendu leur travail de plus en plus difficile. Au fil des jours, elles ont été rejointes par des manifestants de tous horizons qui demandent des réformes, notamment au sein des universités, et dénoncent eux aussi une mauvaise gestion de la crise dans ce pays où le système de santé déjà fragile pourrait voir à tout moment les hôpitaux s’effondrer.
Pendant plusieurs mois, le pays semblait pourtant avoir adopté une stratégie efficace contre la pandémie. En prenant la décision de fermer les écoles, de restreindre les événements publics et de déclarer un couvre-feu dès le 10 mars, puis d’instaurer l’un des confinements les plus stricts de la région, le Paraguay avait réussi à relativement bien contrôler la pandémie. Au début de l’été, le pays était ainsi parvenu à maintenir un taux d’incidence de 2 morts par million d’habitants, un résultat d’autant plus impressionnant qu’il s’agissait du plus bas du continent, contrairement à son voisin brésilien, alors « épicentre mondial de la pandémie« . Mais la nouvelle vague de Covid-19 et surtout l’apparition du variant brésilien ont fait basculer le pays en alerte rouge au cours des dernières semaines, avec une augmentation des cas qui culminent aujourd’hui à 179 000 pour 3 456 décès.
Cette flambée du nombre de personnes affectées pèse sur les hôpitaux qui se sont rapidement trouvés en rupture de médicaments et de matériel adapté. La pénurie serait due notamment au rejet par le gouvernement de deux cargaisons de médicaments et de fournitures médicales venues de Chine, en avril 2020, car elles ne remplissaient pas “les conditions requises”. Autre point de friction, le prêt de 274 millions de dollars accordé au pays par le FMI. L’utilisation de ce prêt, destiné à renforcer le système de santé, suscite la méfiance d’une grande partie de la population qui doute de l’honnêteté du gouvernement. Enfin, la lenteur de la campagne de vaccination inquiète elle aussi les manifestants. Comme beaucoup de pays en voie de développement, le Paraguay doit compter sur l’initiative COVAX (Covid-19 Vaccines Global Access) qui devrait permettre de délivrer 36 000 doses de vaccins aux 7 millions d’habitants que compte le pays. Mais ces doses se font attendre et pour l’instant, seules 4 000 doses du vaccin russe Sputnik V sont arrivées sur le territoire. Le président chilien Sebastián Piñera a quant à lui annoncé au début du mois un don de 20 000 doses du vaccin chinois Sinopharm pour « accélérer la vaccination du personnel de santé”.
En attendant de voir les choses s’améliorer, les manifestants appellent à s’unir sous le slogan “Estoy para el marzo 2021”, en référence à deux autres mois de mars historiques dans le pays : le mois de mars 1999, durant lequel l’assassinat du vice-président Luis María Argaña avait provoqué une série de manifestations fortement réprimées qui s’étaient soldées par 8 morts et 700 blessés ainsi que par la démission du président Raúl Cubas ; le 31 mars 2017, lorsque le président Horacio Cartes avait émis un arrêté constitutionnel permettant sa réélection, déclenchant une série de manifestations qui avaient notamment abouti à l’incendie du bâtiment du Congrès et au rejet de l’amendement.
“Par souci de pacification” et pour tenter d’apaiser les tensions, Mario Abdo Benítez a annoncé la démission du chef du cabinet civil et de plusieurs ministres clés, notamment à la santé, à l’éducation et aux droits des femmes. Mais ces mesures, loin de contenter les manifestants, les poussent à exiger plus de changements et la démission du reste des membres du gouvernement et du président. Les porte-parole de l’opposition, dont le sénateur Sixto Pereira du Frente Guasu, l’alliance des partis de gauche, se sont saisis de l’occasion afin de déposer une motion de destitution contre Mario Abdo Benítez pour « mauvaise performance« . Mais cette coalition, minoritaire au Congrès, n’a pas réussi à réunir assez de voix pour la faire passer.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’une motion de destitution est envisagée contre Abdo Benítez : une telle mesure avait notamment été évoquée en août 2019, après la révélation d’un accord bilatéral passé avec le Brésil pour l’achat de l’énergie du barrage d’Itaipú. Cet accord, signé en secret, avait alimenté la controverse, des citoyens accusant le président de « transfert de la souveraineté énergétique au Brésil« . Si celui-ci avait finalement fait marche arrière, le climat de méfiance qui s’était installé dans la population persiste et se trouve aggravé par la crise sanitaire.
Aujourd’hui, la réaction du gouvernement est également critiquée, car si les manifestations ont dans leur grande majorité été pacifiques, plusieurs cas de violences de la part des forces de l’ordre sont à déplorer. Le Mécanisme national de prévention de la torture (MNPT) a ainsi dénoncé une « une irrationalité dans la réaction de la police” lors des manifestations, faisant référence à l’usage des gaz lacrymogènes et des lanceurs de balles en caoutchouc. Selon le MNPT, 29 personnes auraient été détenues suite aux manifestations ; celles-ci déclarent même avoir été victimes de violences pendant les arrestations, rapportant avoir été “humiliées” et “frappées à coups de matraque et à coups de pied” à l’intérieur des commissariats.
Malgré cela, les manifestants continuent de se donner rendez-vous quotidiennement devant le bâtiment du Congrès et le Mburuvicha Roga (le palais présidentiel) pour demander la démission du gouvernement et de nouvelles élections. Le mouvement du « Marzo 2021 » est hétéroclite ; cela lui permet de fédérer et de s’associer à d’autres rassemblements traditionnels, comme la manifestation féministe du 8 mars, la marche de la Fédération nationale paysanne du 25 mars, ou encore le mouvement de contestation des étudiants. Néanmoins, le manque d’un leader défini et de réponse concrète de la part du gouvernement pourrait le faire s’essouffler rapidement.
Élise PIA