La presse latino-américaine, comme celles de France et d’Europe, lundi 8 mars 2021, a signalé en bonne place le rendez-vous féministe annuel en première page. Elle a mis en évidence la signification symbolique de cette date. Elle a éventuellement informé des lieux de manifestation, ou leurs succédanés, contrainte de la pandémie.
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Ici, en Amérique latine, et là, en France ou en Espagne, le 8 mars a-t-il le même périmètre ? L’aspiration a être davantage et mieux considérée, qu’un tiers état, sans doute. Mais les étiages de référence, même à vue de nez, ne sont certainement pas au même niveau. Là, en Europe, on parle beaucoup de parité, ici, en Amérique latine, davantage de droit à la vie. La crise sanitaire n’a rien arrangé. L’écart entre les revendications priorisées d’un bord à l’autre de l’Atlantique s’est approfondi. La covid-19 a détérioré la longue marche vers le droit à la vie et à l’égalité des femmes latino-américaines. Il y a bien sûr des différences, selon que l’on est femme en Argentine, ou au Salvador, selon que l’on habite un quartier fermé ou un bidonville. Mais la qualification de double peine qui a érodé un peu plus une réalité déjà inéquitable, reste qualitativement et statistiquement fondée.
Chronique des peines courantes
L’examen au fil de l’eau du vécu renvoie des données justifiant la mobilisation qu’organisent chaque année les mouvements féministes latino-américains. Violences domestiques, violences sexuelles, assassinats politiques, avortements, accès au travail, égalité de revenus, figurent en place privilégiée sur l’agenda. Certes tous les pays ont signé et ratifié les grands traités internationaux de droits humains, garantissant une égalité de traitement entre hommes et femmes[1]. Le divorce a disparu des attentes. La Bolivie et le Chili ont fini, en 2004, par voter une loi permettant la rupture légale d’un mariage civil.
En revanche les conditions de divorce sont encore loin d’être universelles. Les codes civils du Chili, du Honduras et du Nicaragua, donnent au mari en effet une prééminence de chef de famille. Le droit à disposer de son corps, le droit à l’avortement volontaire, est très minoritaire. Il y a des avancées. Elles restent minoritaires. Seuls en Amérique latine Cuba, l’Uruguay, et au Mexique, la ville de México et l’État d’Oaxaca reconnaissaient en 2020 l’Interruption volontaire de grossesse. Le Congrès argentin, au terme d’une mobilisation majoritaire de l’opinion publique, de plusieurs mois, a voté une loi le permettant le 30 décembre 2020. Il existe toute une gamme de textes dans le reste des Amériques latines, accordant ou non des IVG d’exceptions. De la mise en péril de la vie de la mère, au Brésil, au Chili, au Guatemala, au Paraguay, au Venezuela, à la prison ferme, comme au Salvador.
La violence domestique reste une préoccupation majeure. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Et ce depuis bien longtemps. L’ONU-femmes et la CEPAL (Commission économique des Nations-unies pour l’Amérique latine et la Caraïbe) a publié un rapport sur le sujet. Ce document, lisse la tendance constatée en 2018. Sur les 25 pays les plus affectés dans le monde par ce fléau, 14 sont latino-américains. Quatre figurent en tête de liste, El Salvador (en haut de l’affiche avec un taux de 14 féminicides pour 100 000 femmes), suivi par le Honduras (11 pour 100 000), en troisième position par le Guatemala (9/100 000), le Venezuela, neuvième (5/100 000), et la Colombie, dixième (également 5/100 000). Viennent ensuite le Brésil (13e), la République Dominicaine (16e), le Panama (19e), et le Mexique (23e). En chiffres absolus, en 2018, 3529 femmes ont été assassinées, dont 1206 au Brésil et 898 au Mexique[2]. Comparativement le taux de violences domestiques qui était, entre 2000 et 2014, de 19,3 % en Europe occidentale, dépassait les 40 % dans les pays andins, frisait les 30 % en Amérique centrale, et 24 % en Amérique du sud.[3].
Le coronavirus, un aggravant multidimensionnel
La seule lecture des évènements courants en ces temps de pandémie donne le ton. Le 21 février dernier, le quotidien équatorien de Cuenca, El Mercurio, publiait un article sur les conséquences de la pandémie sur les maisons de tolérance de la ville. La municipalité les a fermées pour des raisons liées à la pandémie, entraînant de vives protestations de leurs gérants – qui assurent que « les protocoles de biosécurité » sont respectés – et le désespoir des praticiennes qui appuient cette demande, faute d’alternative économique pour elles comme pour leurs enfants. Le 8 mars 2021, Journée internationale des droits des femmes, rapporte le journal dominicain Listin Diario, une dame, licenciée sans indemnités par le ministère de la Construction après 16 ans de travail, a protesté nue, devant le palais présidentiel.
Les premières observations signalent un « effet coronavirus » aggravant l’ensemble des facteurs signalés supra. La presse relève une augmentation des violences domestiques. À Rio de Janeiro, au Brésil, l’Institut de sécurité publique a fait part d’un accroissement des violences contre les femmes depuis le 13 mars 2020, date du premier décret de combat contre la Covid-19. Du 13 mars au 31 décembre, 250 femmes auraient été victimes de violences[4]. Même constat en Équateur. Dans la Sierra andine, le service intégral de sécurité de l’Azuay a traité deux fois plus d’appels à l’aide depuis les débuts de la pandémie.
La pauvreté s’est par ailleurs féminisée. L’Organisation internationale du travail a indiqué que la pandémie aurait détruit en 2020 13 millions d’emplois féminins, ce qui aurait provoqué un recul important de l’ordre de 5,4 %, du taux d’emploi chez les femmes. Ce taux a chuté de 52 % en 2019 à 46 % en 2020. Conséquence logique, le pourcentage de femmes au chômage est passé de 10,3 % à 12,1 %[5]. Effet également induit, commente le quotidien argentin, Ambito Financiero, depuis la crise sanitaire, les « femmes consacrent 70 % de leur temps à des tâches domestiques », occupation non rémunérée[6].
Double peine en effet pour les femmes latino-américaines en ces temps de coronavirus. Et peut-être triple si l’on veut bien évoquer, à défaut de pouvoir aller plus loin dans le contexte permis par un article, la place de l’égalité de genre dans l’agenda institutionnel et social. Les Églises, catholique comme pentecôtiste, ferraillent contre toute avancée en matière d’IVG ou de droits LGBT. Les gouvernements, ceci expliquant cela, restent d’une grande prudence quand ils se disent progressistes. On l’a vu hier dans l’Équateur de Rafael Correa. On le voit aujourd’hui dans le Mexique d’Andrés Manuel López Obrador. Quant à ceux qui se veulent de droite, comme Jair Bolsonaro au Brésil, ils suivent le doigt « machiste » de Dieu, indiqué par les Églises. Pour autant, rien n’est définitivement écrit. L’Amérique latine a été ces dernières années la région du monde ayant porté le plus grand nombre de femmes à la présidence de la République[7].
Jean-Jacques KOURLIANDSKY
[1] En voir le relevé dans le document, « Analisis de legislación discriminatoria en América Latina y Caribe en materia de autonomía y empoderamiento económico de las mujeres, Panamá-Madrid, ONU Mujeres-Secretaria General Iberoamericana, p 15/16
[2] In Observatorio de Igualdad de genero de América Latina y el Caribe de la ONU. https://org.cepal.org
[3] In Revista Cidob, n°117, décembre 2017, p52
[4] In « Jornal do Brasil », 8 mars 2021
[5] In « americaeconomia », 5 mars 2021
[6] In « Ambito financiero », 7 mars 2021
[7] En Argentine (Cristina de Kirchner) ; en Bolivie (Jeanine Añez Chavez ; au Brésil (Dilma Rousseff) ; au Chili (Michelle Bachelet) ; au Costa-Rica (Laura Chinchilla) ; à Panama (Mireya Moscoso)