Les chefs d’État des deux pays limitrophes se sont rencontrés, le 27 janvier, à Santiago. Sebastián Piñera et son homologue argentin, qui a appelé à l’unité latino-américaine face à l’élection de Joe Biden, semblent avoir trouvé un consensus pour lutter contre la pandémie et relancer l’économie dans la région. Une preuve de bonne volonté inimaginable il y a quelques mois.
Photo : Cepal Chile
Dans le contexte d’un monde confronté à la pire crise économique et sanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale, l’objectif de la visite du président argentin était la mise en place d’une action coordonnée afin de juguler la propagation du Covid-19. C’était un sommet important, à de nombreux titres, entre les deux pays, qui forment sur la carte l’image d’un monopode sur lequel semble se dresser fièrement l’Amérique.
Apporter une réponse sanitaire était donc la priorité, afin d’éviter que cette crise ne débouche sur un désastre social, maintenant que le Chili s’est mis péniblement débout après les violentes manifestations qui ont secoué le pays en 2019. En date de cette rencontre, l’Amérique latine avait enregistré plus de 18 millions de cas d’infection et 570 000 décès.
La visite d’Alberto Fernández était fort attendue au Chili après ses récentes déclarations, l’an dernier, lorsqu’il avait critiqué le président transandin pour son modèle organisationnel et sa manière de gérer l’assistance sanitaire de base. Plus grave encore, la visioconférence tenue avec des dirigeants politiques de l’opposition, auxquels le président argentin avait conseillé de retrouver « l’unité pour retourner au pouvoir en faveur du peuple chilien. » Or, à partir du mois d’août dernier, l’aggravation de la situation sanitaire a conduit Fernández et Piñera à multiplier les signes de réconciliation, notamment avec la signature d’un accord pour limiter l’itinérance entre les deux pays, en plus d’une mesure de commerce extérieur liée à l’augmentation des exportations d’automobiles fabriquées en Argentine.
À présent, pour élaborer et mettre en œuvre une stratégie commune face aux ravages de la pandémie, le président argentin a appelé à l’unité de l’Amérique latine. « La pandémie a mis en évidence l’inadéquation d’un système », a affirmé M. Fernández lors d’une allocution prononcée au siège de la Commission économique pour l’Amérique et les Caraïbes (CEPALC), basée à Santiago, la capitale chilienne. Il a également déclaré : « Je ne parle pas d’insuffisance du capitalisme, mais de recréer un capitalisme plus humanitaire, car ce capitalisme des produits dérivés financiers […] fait beaucoup de riches, mais il entrave des millions d’êtres humains dans le monde ».
À grands traits, les sujets abordés lors de cette réunion de travail ont abouti à la signature d’un accord de coopération en matière de santé, et à un engagement plus poussé dans le domaine de la prévention, notamment avec le renfort des contrôles frontaliers, ainsi que l’homologation des permis de conduire entre les deux pays, sans oublier la lutte contre le trafic d’armes et de drogue. « Cette visite a été féconde, nous avons eu une réunion de travail pendant laquelle nous avons consolidé une feuille de route, afin de renforcer notre relation d’amitié, car la pandémie nous a donné d’importantes leçons et apprentissages ; c’est pourquoi nous avons analysé la situation pour faire face aux défis du futur », a souligné Sebastián Piñera.
Mais cette première visite d’État d’Alberto Fernández au Chili, après avoir rencontré le président Lacalle Pou en Uruguay, en novembre 2019, s’inscrit nettement dans une tentative de mesurer son calibre de leadership parmi les dirigeants latino-américains. Treize mois après son élection, le 10 décembre 2019, son message est clair : « Dans les années 1950, Perón disait que l’an 2000 nous trouvera unis ou dominés, en référence à ce qu’il appelait le « plan ABC » : l’unité entre l’Argentine, le Brésil et le Chili. Il soulignait ainsi l’importance pour nos pays de trouver une convergence d’objectifs ; ce n’était pas qu’une consigne politique, c’est le plus convenable pour nous ». Dans le même élan vers l’avenir, il a ajouté : « Cette idée de Perón est toujours en vigueur ; l’Argentine et le Chili sont des pays indissolublement frères. Et c’est ainsi, fraternelle, que devrait être toute l’Amérique latine. »
Prononcé lors de la cérémonie de bienvenue dans le siège du gouvernement chilien (face au Palacio de la Moneda où mourut Salvador Allende), ce propos peut s’interpréter comme une mise en garde contre le multiplicité d’institutions subrégionales existantes, au détriment d’un grand marché commun, à l’instar de l’Union européenne. Pour donner quelques exemples, rappelons que l’Uruguay, l’Argentine, le Paraguay et le Brésil composent le Mercosur – Marché Commun du Sud –, le Mexique, le Chili et le Pérou opèrent dans la Cooperación Económica Asia-Pacífico, mais ils sont également membres du Acuerdo Amplio y Progresivo de Asociación Transpacífico (CPTPP), tandis que le Mexique et le Chili font partie de la Organización de Cooperación y Desarrollo Económico (OCDE).
Un changement dans les relations internationales peut donc être envisagé, en accord avec le nouveau scénario géopolitique qui suit la défaite de Donald Trump aux États-Unis. L’enjeu est capital, tant pour la région que pour les États-Unis, qui ont joué le rôle de gendarme du continent américain depuis l’application de la doctrine du président James Monroe (1758-1831). Le Chili en est un bon exemple : après le coup d’État et le maintien de la dictature de Pinochet (1973-1990), le pays a servi de laboratoire au programme économique des Chicago boys de Milton Friedman.
De toute évidence, avec l’élection de Joe Biden, l’Amérique latine espère un changement de la politique interventionniste de Washington dans la région. La fin des tournées intimidatrices de Mike Pompeo, émissaire de l’imprévisible Trump, pourrait en effet accélérer ce processus de concertation politique attendu par le président argentin, hors de la volonté imposante de l’Oncle Sam. Car Trump s’arrogeait le droit d’exercer tout son poids sur le Mercosur et l’Organisation des Etats Américains (OEA), et « Alberto Fernandez n’avait pas la moindre possibilité de proposer un programme alternatif à la feuille de route que l’ex-président des Etats-Unis imposait dans la région », explique le journaliste Roman Lejtam.
Par conséquent, le récent échec de l’ex-président républicain permet à Alberto Fernández d’envisager un vieux rêve péroniste : l’unité de l’Amérique latine. Quand le chat n’est pas là, les souris dansent. C’est ce qui est en train de se passer : après la sortie de Trump, la tournée prévue par le président argentin dans plusieurs pays de la région sera l’occasion de proposer à ses homologues latinos de danser le tango de la concertation.
Effectivement, si l’on tient compte du fait que Joe Biden a été le vice-président de Barack Obama, par ailleurs toujours proche du nouveau locataire de la Maison Blanche, on peut penser que la rhétorique républicaine sera la même : autrement dit, la région ne sera pas une priorité pour Washington. Une nouvelle relation pourrait aussi s’établir, voire une entente ouverte aux besoins immédiats de ses voisins du Sud.
Sur ce point, il est intéressant de rappeler ce que disait Obama peu après son élection, en 2009, lors du 5e Sommet des Amériques, à Trinité-et-Tobago. Après avoir serré la main d’Hugo Chávez, l’ex-président états-unien avait déclaré qu’il était temps de mettre en place des relations d’égal à égal : « Nous avons parfois essayé d’imposer nos conditions. Nous pouvons nous tromper, c’est le propre de l’être humain », avait-il eu la franchise et le courage de reconnaître. On peut donc attendre de Biden un arrangement politique d’une tonalité plus optimiste au sud du Río Bravo ; c’est sur cet épineux sujet que le président argentin devrait s’appuyer lors de sa prochaine visite aux États-Unis. La visite au Chili était, en fait, la première escale d’une tournée que le président argentin souhaite réaliser en Amérique latine, en attendant l’invitation officielle de Biden pour se rendre à Washington.
Ce n’est peut-être pas la fin du système interventionniste américain, mais tout porte à croire que les conditions des négociations pourraient trouver un équilibre salutaire entre le Nord et le Sud. Et cela d’autant plus que, dans les pays latino-américains, si la descente aux enfers de l’instabilité politique et économique continue, les inégalités sociales pousseront davantage de millions d’immigrés vers la frontière états-unienne, avec les conséquences que l’on a connues durant le mandat de Trump.
Bilan de cette réunion : tout en surmontant les clivages idéologiques qui les séparent, Sebastián Piñera et Alberto Fernández semblent avoir trouvé un accord pour travailler ensemble, au moins jusqu’aux prochaines élections présidentielles chiliennes, en novembre 2021. Côté argentin, le président Fernández peut-il aspirer réellement à concrétiser la vision utopique de Juan Perón ? Rien ne l’empêche d’avancer sur un élargissement d’un bloc politique vers le Nord, entre les États situés d’un côté et de l’autre de la cordillère des Andes, jusqu’au Mexique. Si ce rêve se réalise, au lieu d’une barrière entre les peuples, cette immense chaîne de montagnes pourra alors être regardée comme la colonne vertébrale d’une Amérique latine enfin unie. Ainsi le voulait Gabriela Mistral, avec ces vers dédiés à la Cordillère : « Puisse la coulée de tes métaux souder les peuples brisés de tes crevasses… » *.
Eduardo UGOLINI
*Cordillera. Extrait du poème à la gloire de la cordillère des Andes. Gabriela Mistral (1889-1957), poétesse chilienne, lauréate du prix Nobel de littérature.