Les éditions Gallimard dans sa collection « Du monde entier » publie un nouveau roman de l‘écrivain bolivien Edmund Paz Soldan La Vierge du mal. Nous présentons ici la présentation de Christian Roinat qu’il a publié dans son blog AnnA, América Nostra / nos Amériques et que reproduisons ici avec son autorisation. Dans la même collection, Gallimard a publié déjà en 2014, Norte que nous a motivé à l’inviter à notre festival littéraire Belles Latinas. À l’époque la critique a été très élogieuse et l’écrivain et prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa avait déclaré sur l’auteur : «Il s’agit de l’une des voix les plus novatrices de la littérature latino-américaine d’aujourd’hui.»
Photo : Gallimard – La Tercera (Chile)
La Casona, pénitencier isolé très loin de la ville, très loin de tout, dans la région nommée Les Confins, est un vaste ensemble architectural, cinq cours entourées de bâtiments divers, dont la cinquième est tenue secrète, cellules plus ou moins sécurisées selon les zones, habitation du Gouverneur Lucas Otero et de sa famille, logements, infirmerie, petits commerces. Les règlements sont appliqués avec ce qu’on peut appeler un certain libéralisme. Ainsi, officiellement pour éviter de pires dégâts psychologiques, il y a des cas de prisonniers pouvant vivre avec leur famille, ainsi se croisent dans les couloirs et les cours de dangereux violeurs et des assassins et les enfants d’un voleur incarcéré.
Des matons ont installé un péage que doit acquitter toute personne qui veut aller d’une zone à l’autre, ou même tout simplement pour entrer après quelques achats dans le village voisin. D’ailleurs tout ou presque se règle avec une petite gratification. On peut se procurer drogues ou prostituées, il suffit de demander – et de payer −. Les uns rackettent, les autres s’endettent, les autorités ferment les yeux, remettre de l‘ordre provoquerait des révoltes et des violences bien pires. Ce contre quoi le Gouverneur voudrait bien se battre, c’est contre cette religion très importante dans la Casona. L’Innommable est une sorte d’ « antévierge » (comme il existe un antéchrist), mi Marie de Nazareth, mi Reine de la Nuit. Ce culte, déjà bien installé dans la province des Confins, s’est répandu dans la Casona (qui possède aussi une église, de moins en moins fréquentée) et inquiète le Gouverneur car il en est arrivé au point de rivaliser avec son pouvoir. La déesse vengeresse, représentée avec un couteau entre les dents, n’incite décidément pas à la tolérance ni à l’harmonie.
Un monde presque normal vit là, le presque fait la différence. Hommes et femmes font ce qu’ils peuvent pour chaque jour arriver au jour suivant. Certains – beaucoup, c’est tout de même une prison – sont vraiment dangereux, pour les autres, pour eux-mêmes et pour la société, mais la société est elle aussi dangereuse, alors, comment s’en sortir ? Y a-t-il une lumière au bot du tunnel ? Pas sûr.
Du bureau du Gouverneur, tout puissant dans la Casona mais soumis aux ordres du ministère, et donc pas puissant du tout, aux cellules sans fenêtres et sans aération, le parcours tortueux et chaotique permet de multiples rencontres dont le point commun est la peur : peur de l’autorité, du maton, du dealer, du client du dealer, du caïd violeur, et pour finir, de ce nouveau virus qui commence à se manifester et dont la première victime est la seule vraiment innocente de la Casona, un bébé.
Bien sûr, si on lit La Vierge du mal à l’automne 2020 ou au printemps 2021, suivre l’apparition et l’évolution d’un nouveau virus, observer les doutes, l’impuissance des scientifiques dont certains profèrent des affirmations douteuses, les hésitations des responsables, tout cela est plus que troublant. Mais il ne faut surtout pas s’arrêter à cela, sinon on perdra de vue le message du roman, qui va bien au-delà de ce qui ne serait qu’un hasard anecdotique. Surtout restons dans le roman et laissons de côté notre présent.
Ce que montre et démontre Edmundo Paz Soldán, c’est la misère humaine. Elle touche toutes les classes sociales, du plus haut niveau aux condamnés les plus veules, les plus pourris par la société ou par eux-mêmes. Au fond de cette misère, on sent pourtant des espoirs, un médecin qui pour rien au monde ne renoncerait, une action minime qui peut faire qu’on se regarde à nouveau en face sans honte.
Et, enfin, reste une question : assiste-t-on, avec La Vierge du mal, à la mort, à la disparition d’un monde (ce serait le pénitencier, ce pourrait être notre cadre tout entier), ou alors, avec cette religion en création, assiste-t-on à la naissance d’un nouvel univers ? La Vierge du mal pourrait y participer… Qu’est-ce que le bien, qu’est-ce que le mal ?
Christian ROINAT
America Nostra
La Vierge du mal, traduit de l’espagnol (Bolivie) par Robert Amutio, éd. Gallimard, 399 p., 24 €. Edmundo Paz Soldán en espagnol : Los días de la peste, ed. Malpaso, Barcelone, 2017. En 2014, les éditions Gallimard publient Norte, trad. de l’espagnol (Bolivie) par Robert Amutio dans la collection Du monde entier.