Après la nouvelle constitution, adoptée en 2018, une nouvelle phase de réformes économiques a été mise en œuvre par Miguel Díaz-Canel. Le président du pays vient d’annoncer la création du peso cubain (CUP). « Construire un pays meilleur » reste l’objectif du gouvernement, selon le ministre de la Culture Alpidio Alonso, alors que des artistes indépendants ont été sévèrement réprimandés.
Photo : Les Echos
La sortie de la circulation du peso convertible (CUC) a mis sept ans à se concrétiser et elle sera effective le 1er janvier. C’était l’un des principaux objectifs de Raúl Castro, dans le cadre des réformes entamées depuis une décennie par l’ancien président qui, à 89 ans, est toujours le premier secrétaire du Parti communiste cubain (PCC), le seul parti politique de l’Île. Cette réforme a été annoncé le 10 décembre, à la télévision publique, par l’actuel président Miguel Díaz-Canel « La mise à jour de notre modèle économique et social sur la base de la garantie à tous les Cubains de la plus grande égalité de droits et des chances ». Égalité de droits et de chances pour le peuple…
En réalité, cette réforme a une double visée. D’abord, rendre plus transparents les registres de l’économie nationale. Car les différents taux de change entre les monnaies en cours, le CUP (peso cubain), et le CUC (peso convertible), étaient inscrits indifféremment sur les mêmes livres comptables, rendant difficile la détermination de l’état réel de l’économie. Mettre de l’ordre dans les comptes publics était la priorité. Et cela autant sur le plan intérieur qu’aux yeux des entrepreneurs étrangers : selon le journal officiel Gramma, plus de cinq cents projets d’investissements internationaux sont actuellement en cours dans l’Île. Or, si l’on considère le caractère réfractaire historique du régime à tout ce qui relève du Capitalisme forcené, ces mesures suscitent beaucoup de questions.
À terme, la débâcle économique entraînera-t-elle une vente aux enchères du patrimoine cubain ? Un nouveau style d’impérialisme capitaliste effacera-t-il la fierté révolutionnaire ? Sur les conséquences de cette réforme, le président a reconnu que « la tâche n’est pas sans risques ». Pour rassurer la population, le gouvernement a affirmé qu’il ne s’agissait pas d’une reforme néo-libérale et que « personne ne se retrouver[ait] démuni ». Cependant, d’après certains détails révélés par les autorités, une dévaluation de la monnaie est prévisible face au dollar, ce qui va provoquer nécessairement un impact négatif sur l’épargne, la valeur des salaires et le pouvoir d’achat face à la hausse des prix. Sur ce point, les experts prédisent une forte inflation.
Et ce n’est pas tout : le populaire livret d’approvisionnement (la libreta) est voué à disparaître. Il sera supprimé progressivement ainsi que d’autres subventions pour les entreprises d’État, et seules resteront certaines « aides » sur le prix du lait pour les enfants et l’assistance médicale pour les malades chroniques. Afin d’amortir le choc de ces réformes, le gouvernement a annoncé une hausse des pensions de retraite et des salaires de 500 %. Pour se faire une idée, le salaire minimum passera à 2 100 pesos (87 dollars). Le pain verra son prix multiplié par vingt, soit 4 centimes de dollar les 80 grammes que les cubains reçoivent quotidiennement grâce au livret. Dans son intervention à la télévision, Diaz-Canel a souligné que l’unification de la monnaie ne serait pas « la solution magique à tous les problèmes » mais une réforme nécessaire pour renforcer l’économie du pays. Et il a poursuivi son discours, en guise de justification de telles mesures, par un passage en revue des maux qui affectent son pays : « les effets de l’embargo [imposé par les États-Unis depuis des décennies], la situation de la pandémie de Covid-19, la crise économique internationale et les impacts provoqués sur notre économie ».
Or, à la lumière de cette réforme monétaire, un regard plus étendu sur la situation sociale dégage une double morale. La première est que Cuba, en fragile équilibre, garde encore un pied doctrinal dans le passé castriste, alors que l’autre cherche désespérément appui sur une dynamique des marchés financiers vitale pour son avenir. La seconde est que, dans ces conditions, après six décennies d’un régime figé dans la résine du temps, c’est une transition pour le moins difficile pour ce pays qui est resté prisonnier de sa propre révolution tel une fourmi préhistorique dans une goutte d’ambre.
Et, justement, ce pied ancré dans le passé pose des problèmes au sein de la société, surtout chez celles et ceux qui réclament le droit de s’exprimer librement. Car si hier le régime s’acharnait contre ses détracteurs politiques, aujourd’hui ce sont les artistes indépendants, c’est-à-dire ceux qui ne reçoivent pas des subventions de l’État, qui luttent pacifiquement pour se libérer du « harcèlement, de la persécution et de la répression », selon l’artiste Tania Bruguera.
Il y a en effet dans l’art indépendant un ferment de révolte qui reflète un sentiment généralisé. Cette fois, il s’est cristallisé dans le Mouvement San Isidro, collectif d’artistes, d’universitaires et de journalistes*. Fin novembre, quatorze de ses membres ont été expulsés par la force de la maison où ils étaient en grève de la faim, depuis 10 jours, pour réclamer la libération d’un des leurs, un rappeur condamné à huit mois de prison pour outrage.
« Urgent, des agents de la dictature ont fait irruption dans nos locaux, ont frappé sauvagement nos compagnons, les ont emmenés avec eux et nous ne savons pas où ils se trouvent », avait dénoncé le groupe sur twitter. Quelques heures plus tard ils avaient été relâchés. Le lendemain de l’expulsion, environ 400 personnes se sont réunies devant le ministère de la Culture, dont une trentaine reçue par le vice-ministre. Depuis Washington, le secrétaire d’État Mike Pompeo a pour sa part condamnée une « répression cruelle » et demandé de « libérer sans condition » le rappeur qui, selon un rapport de l’Agence France Press, avait été arrêté après avoir insulté un policier rentré chez lui.
Dans ce contexte de méfiance, pour comprendre ce qui est en train de passer, il faudrait considérer Cuba comme un corps malade alité depuis de nombreuses années : au moment de se lever et de commencer à marcher, les articulations font défaut, les vertèbres craquent, les reins sont lourds, la raideur des genoux refuse de les plier. C’est l’ankylose au réveil d’une nouvelle ère dans l’Île. Et, comme toute nation jeune qui tente de se mettre début après une longue période de convalescence, Cuba souffre de troubles fonctionnels chroniques qui nécessitent une longue réhabilitation. Et cela avec des exercices propres à la vie en démocratie, basés sur l’écoute et le dialogue intelligent, en se gardant d’entrer en conflit direct une fois pour toutes. Mais l’obstacle à la réalisation de cet idéal semble à présent insurmontable.
Car le gouvernement mène une campagne de diffamation contre les artistes dissidents, que le pouvoir considère ennemis de la révolution en les accusant de recevoir le soutien de la Maison Blanche. Ainsi comme l’a communiqué à l’auteur du présent article une intégrante de ce collectif, l’écrivaine Verónica Vega** : « C’est une campagne de haine, on nous accuse d’être financés par les États-Unis pour saboter des écoles, des hôpitaux et des crèches !!! ». Le gouvernement « cherche non seulement à nous discréditer face à la population (ce qu’il n’a pas réussi) mais aussi à fabriquer des preuves pour ouvrir un procès pénal. »
C’est une situation critique, une accumulation de frustrations qui nécessite une remise en question pour éviter l’explosion sociale. Mais cela se fera, peut-être, en douceur, pour ne pas froisser les orthodoxes survivants de la vieille Cuba castriste – voire castrée –, et vraisemblablement dans le cadre d’une alliance étroite avec les pays dits « socialistes », dont le téméraire régime vénézuélien en tête. Ce dernier point représente un grand signe d’interrogation pour l’avenir dans la région.
L’époque d’une révolution révolue s’acheminera-t-elle vers une re-évolution de mentalités ? C’est le défi majeur du XXIe siècle, que la société cubaine et sa classe dirigeante seront contraintes à relever ensemble, pour ne pas tomber dans les pièges du passé, en voie d’un renouvellement bénéfique et durable. Ce sont des beaux mots, certes, mais que les protagonistes de ce changement devront revisiter, car ils rappellent l’idéal révolutionnaire d’une autre époque qui reste pour beaucoup un mauvais souvenir.
Eduardo UGOLINI
* Pour plus d’information, lire l’article Cuba : répression d’artistes insurgés contre le décret-loi 349.
* * Verónica Vega a été invitée à participer au festival Belles latinas, édition 2011, avec son roman Partir, un point c’est tout, édité en France par les éditions Christian Bourgois.